L’illusion du nucléaire

L’idée que l’énergie nucléaire puisse être une alternative aux combustibles fossiles fortement émetteurs de CO2, s’est petit à petit imposée. Sa contribution à la lutte contre le réchauffement climatique, serait décisive. Certains parlent même de « nucléaire vert ». C’est une illusion, dénoncent deux physiciens dans deux essais incisifs. Ils insistent au contraire, sur la nécessité à moyen terme de démanteler les parcs existants de centrales, au profit d’une généralisation des énergies renouvelables.

 

Harry Bernas | Les merveilleux nuages. Que faire du nucléaire ? . Seuil, 154 p., 15 €
Ange Pottin | Le nucléaire imaginé. Le rêve du capitalisme sans la Terre. La Découverte, 154 p., 16 €

Longtemps, notamment après Tchernobyl et Fukushima, la discussion sur l’énergie nucléaire s’animait sur un fond de méfiance de l’opinion : les centrales formaient un système d’approvisionnement énergétique dangereux. Mais depuis quelque temps, le ton a changé. Les gouvernements s’efforcent d’imposer l’idée d’une énergie propre qui pourrait, à long terme, être une alternative aux sources carbonées fortement émettrices de CO2, une contribution décisive à la lutte contre le réchauffement climatique. De nouveaux pays s’en équipent et achètent des petites centrales de type EPR – une bonne affaire pour l’industrie française. On parle dorénavant d’un nucléaire « vert » qui nous permettrait, selon le président Macron dans son fameux discours à Belfort en février 2022, « de sortir de la dépendance aux combustibles fossiles, et de renforcer notre indépendance industrielle dans l’exemplarité climatique ». La nouvelle peur des gaz à effet de serre aurait chassé celle des atomes. Mais en dehors des discours, est-ce bien certain ? C’est ici que les essais du physicien Harry Bernas et du philosophe Ange Pottin nous interpellent, sèment le doute.

Ces deux livres sont l’œuvre de personnalités reconnues pour leurs compétences, qui se réfèrent à une documentation scientifique incontestée. Les titres donnent le ton. Les « merveilleux nuages » dont il est question, malgré l’exergue de Baudelaire, ne sont pas ceux de l’amour, mais des nuages de fumée. Pour Harry Bernas, grand scientifique respecté de tous, ils masquent « certaines réalités du nucléaire » qui justifient un débat sérieux. « Le secret-défense s’est étendu au civil, souvent mué en mythe, en mensonge ou en silence depuis des décennies. C’est la fabrique de nuages. Or dans la France de 2023, la crise, sociale et énergétique, est si grave que le réel pourrait bien faire pleuvoir des vérités redoutables. » Même mise en garde chez Ange Pottin, philosophe des techniques. Il se consacre à la matérialité et aux imaginaires des industries énergétiques et chimiques. Il s’en prend à une pensée hors sol, courante chez les « nucléairocrates », qui promet « l’indépendance vis-à-vis de la Terre, [tout en étendant] sans cesse sa pesante emprise terrestre ». Il s’engage dans une approche plus philosophique que technique de l’avenir du « capital fissible ».

Ces deux ouvrages ne sont pas toujours aisés à lire pour un néophyte de la physique nucléaire. Ils donnent pourtant suffisamment d’éléments convaincants dans une démonstration limpide. Les « nuages », les « rêves » ou les illusions que nous racontent ces deux auteurs ressemblent à des contes de fées ou à de la littérature fantastique. Leur recension est donc légitime dans une revue littéraire comme la nôtre. Ces histoires nous laissent perplexes, surtout en rage, devant l’invention par nos gouvernants du « nucléaire vert » qui serait LA solution pour lutter contre le dérèglement climatique.    

Harry Bernas | Les merveilleux nuages. Que faire du nucléaire ? .
Ange Pottin, Le nucléaire imaginé
Centrale nucléaire de Gravelines vue de la mer ( France) ©CC BY-SA 3.0/Ralf Bächle /WikiCommons

La démarche du physicien Harry Bernas se veut réaliste, et politique. Cela ne l’intéresse pas de savoir si l’on est pour ou contre le nucléaire. L’énergie nucléaire est un fait naturel dont il faut penser l’utilisation. Partisan d’une généralisation de l’exploitation des énergies renouvelables – en cours dans un petit pays comme le Portugal qui ne possède pas de centrale nucléaire-, il s’interroge sur la réalité matérielle ou imaginaire des systèmes nucléaires existants. Ils sont trop vieux. Nul ne sait comment peuvent évoluer des réacteurs de plus de cinquante ans. Les parcs réellement existants ont été conçus dans les années 1950-1960 à partir des premiers réacteurs militaires. Depuis, leur technologie de base n’a pas changé. 

Elle est fondée sur un « cœur », où la densité d’énergie est phénoménale, qui baigne dans une cuve de refroidissement permanent à l’eau légère. « La chaleur intense engendrée par la fission de l’uranium et par l’irradiation issue des produits de fission doit être évacuée en permanence par un fort débit d’eau ou de vapeur ; si ce débit est interrompu même brièvement (une à deux heures environ), la chaleur fera fondre le cœur du réacteur. » Et produira une catastrophe. Le cœur non refroidi peut atteindre 1 900° en deux heures. Malgré des avertissements très précoces, on a longtemps cru cette fusion impossible, et sur cette croyance a été bâtie la sureté absolue des centrales, et tout ce qui s’en est suivi. Or, de nombreux mini accidents et surtout ceux de Three Mile Island (en Pennsylvanie, 1979) et de Fukushima (au Japon en 2011) ont tragiquement montré le contraire. C’est la préoccupation principale de Barnas.

Chaque fois, la catastrophe a été évitée de justesse, « par hasard » dit-on à Fukushima ! Or, tous les réacteurs fonctionnent sur ce même modèle (light water reactor ou LWR). Leur conception, écrit-il, est « immature » et « le restera ». Comme l’ont montré de nombreuses études, « la garantie de sureté absolue en toutes circonstances de ces centrales relève d’une illusion », les catastrophes sont toujours possibles et mettent en danger notre sécurité. Ce qui nous pousse à réfléchir sur leur résistance aux changements climatiques (sécheresses, tsunamis, etc.) ou lors des guerres en cours (cf. la centrale de Zaporijia en Ukraine occupée par les Russes, qui est devenue une menace). Il faut dépasser l’opposition écologique traditionnelle limitée à quelques inquiétudes réelles (sureté locale, protection des travailleurs, gestion des déchets) et donner une place suffisante au risque de catastrophe pourtant d’actualité depuis 1979.   

Pour le physicien, cela signifie arrêter toutes ces centrales LWR – inventer un autre modèle demanderait au moins vingt ans – et surtout démanteler le parc existant, ce qui prendra au moins 10 à 15 ans. Les solutions intermédiaires ne sont même pas pensées. Il dénonce « l’inertie – ou cécité volontaire – qui s’est prolongée en France sous tous les gouvernements alors que se développent simultanément une crise climatique, une crise de la biodiversité et une crise de régime économique et social ». À titre d’exemple, il s’en prend vivement aux dernières inventions d’Emmanuel Macron énoncées dans son discours de Belfort déjà cité, « un discours performatif sans substance, totalement hors sol. En un mot infaisable ». Il aborde avec ironie « l’inconsistance » du « nouveau nucléaire » et s’en prend à l’idée de répartir sur le territoire des petites centrales munies de réacteurs plus petits et plus maniables, des small modular reactor (SMR) dont il signale l’infaisabilité dans un terme raisonnable (et les peurs locales qu’elles susciteront). Quant aux EPR (European pressrized reactors), ils sont une « version augmentée » des réacteurs précédents dits LWR, et s’enfoncent pour l’instant dans des gouffres financiers comme à Flamanville.

Ces constats ne l’empêchent pas d’envisager des solutions optimistes mais elles obligent à poser les bonnes questions. Celle-ci par exemple qui, dit-il, « hante » son livre : « quelle est la forme de production et de distribution électrique dont nous aurons besoin dans un monde dont nous vivons déjà jour après jour la transformation ? ». Une question générale, que les militaires diraient stratégique, que l’on retrouve sous un autre angle dans l’essai d’Ange Pottin.

Plus que de nuages, ce dernier parle du « rêve d’un capitalisme sans la Terre ». Il résume ainsi cette idée : « À travers des arguments comme ceux de l’indépendance et de la pilotabilité, le nucléaire est pensé comme une énergie produite dans un milieu artificiel et clos, indépendant des rythmes de la Terre, contrairement aux énergies fossiles et renouvelables. On tend à se représenter la technologie comme autonome, hors-sol. »(Le Monde, 29 janvier 2024). En fait, écrit-il dans son essai, ce nucléaire a deux faces paradoxales. « D’un côté, il porte le rêve d’une électricité décarbonée […], et de l’autre, il porte le lourd héritage radioactif d’une industrie fragile et vieillissante. » Ce qui soulève la question de l’avenir : « Comment opère-t-il la transfiguration qui le fait passer de l’héritage encombrant à l’horizon glorieux ? » Pour comprendre, Pottin convoque deux notions, le « nucléaire imaginé » et le « capital fissible ».

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La première renvoie à la définition par le philosophe Cornelius Castoriadis d’un « imaginaire social » qui représente les mythes ou utopies d’un groupe et détermine son action. Ici, c’est le rêve d’une industrie nucléaire propre censée assurer l’avenir de la société. Ange Pottin le mobilise pour raconter comment est née la notion d’un « nucléaire écologique ». Un récit époustouflant ! Il cite en particulier un discours prononcé devant l’AIEA, en 1977, par le PDG de la Cogema qui affirmait que « l’énergie nucléaire peut dès maintenant assurer la relève pour la production d’électricité » de plus en plus importante. Il ouvrait ainsi la perspective d’un changement de sources d’énergie en passant du fossile au fissible. Déjà en 1956, un haut-commissaire du CEA avait conté aux députés français, à l’oreille budgétaire sensible, combien de grosses économies sont possibles avec le nucléaire : « La fission d’un kilogramme d’atome lourd, dégage autant d’énergie que la combustion d’environ 2 500 tonnes de charbon », affirmait-il. 

La naissance d’un nucléaire imaginé qualifié d’écologique s’est articulée en France, dans les années 2010, « avec la notion de ‘’décarbonation’’, laquelle [a permis] de placer le nucléaire au même rang que les autres énergies dites ‘’renouvelables’’ ». Un nouveau lexique s’est intégré au vocabulaire des nucléocrates. Et « en juillet 2022, le Parlement européen a voté l’inclusion du nucléaire dans la taxonomie verte ». Le long récit de cette évolution, avec ses mensonges, manœuvres et illusions que livre ce petit ouvrage, est aussi passionnant qu’accablant.

La deuxième notion inventée par Ange Pottin, « le capital fissible », lui permet de définir un acteur central de cette évolution. Rappelant que le développement du capitalisme a toujours été scandé par la nature des sources d’énergie disponibles (la vapeur, le charbon, le pétrole, le nucléaire), ses coûts et ses dangerosités, il voit dans l’énergie nucléaire une technologie de production « sans la Terre », « capable de libérer l’expansion économique de ses conditions matérielles ». Elle n’est plus comme les précédentes attachée à un site, à une vaste population ouvrière ou à l’importation massive de pays éloignés qui peuvent devenir belliqueux. Elle flatte et assure le nationalisme technique. Et le capital fissible lié au nucléaire occupe une position centrale dans le développement économique.

Harry Bernas | Les merveilleux nuages. Que faire du nucléaire ? . Ange Pottin, Le nucléaire imaginé
Manifestation près de la centrale nucléaire de Gösgen (Suisse) en 2010 © CC BY 3.0/Ch-info.ch /WikiCommons

Non sans contradictions, bien sûr. L’analyse de Pottin rejoint celle de Barnas lorsqu’il s’agit, par exemple, de mettre en évidence les contradictions entre la culture ou l’imaginaire du système nucléaire (« l’indépendance vis-à-vis de la Terre ») et la réalité matérielle de son héritage (« la production en masse de machines, de matériaux, de résidus et d’installations contaminées »). Pottin en suit l’évolution à travers ce qu’il appelle « le projet du capital fissible » – un peu comme dans le passé étaient définis et suivis les projets de « la bourgeoisie » ou « du grand capital ». Mais en 2023, écrit-il, le nucléaire se heurte à la concurrence des énergies renouvelables. Il ne s’agit plus « comme à la grande époque, de projeter une hégémonie totale du nucléaire sur la fourniture électrique ; aujourd’hui le capital fissible, plus humble, doit coexister avec d’autres sources d ‘énergie ». Aussi l’histoire continue-t-elle, dans un monde où « le capital et l’imaginaire s’entremêlent ».

Le travail remarquable et précis d’Ange Pottin a surtout l’avantage de nous orienter dans ces conflits récurrents et complexes qui, à l’image du capitalisme industriel lui-même, expriment ces contradictions. S’il est moins attentif que Barnas au risque d’accidents catastrophiques à la Fukushima, il dépeint une « superstructure » ou une machine nucléaire non moins dangereuse.

Il n’empêche. Au terme de ces lectures arides, on ne peut que se souvenir des descriptions de l’accident de Fukushima par Michaël Ferrier qui vivait à l’époque à Tokyo. Dans son « récit du désastre » paru juste après, il mettait à la disposition de la connaissance la puissance d’évocation de la littérature, il décrivait « des villes au nom vide où ne résonne plus que le souvenir de l’absence ». Un silence « colossal, un silence profond et qui semble sans fin ». Il a « l’impression d’être devenu sourd » (Michaël Ferrier, Fukushima, Gallimard, 2012, p. 174). En lisant les essais de Barnas et de Pottin, on se demande si, malgré les bonnes intentions affichées, nos décideurs ne sont pas atteints d’une autre surdité.