La vieillesse n’est pas un naufrage

Les récits de l’ombre et autres poèmes a beau être le livre de l’entrée dans le grand âge, Lionel Ray y lance, à quatre-vingt-neuf ans, un défi au temps.

Lionel Ray | Les récits de l’ombre et autres poèmes  . Gallimard, 70 p., 16 €

Je suis un guetteur de crépuscules

attentif à la déclinaison des routes

à l’éclair de l’imprévisible

et aux germinations

– un rôdeur de clairières

Au fil des pages, la mémoire et ses différentes manifestations ont certes plus d’importance qu’autrefois, mais la richesse d’images, la qualité d’oreille, le sens de la forme aboutie, sont toujours là. La vieillesse n’est pas un naufrage. Elle permet à celui qui a toujours pensé qu’il était plus dommageable de rejeter la notion de « beauté » que de l’intégrer à une démarche exigeante d’enrichir son art poétique. Si le passé a beaucoup de place puisque le futur ne permet plus de se lancer dans de grandes constructions, il amène à regarder « ce qui en nous continue et que nous ne savions pas » et se révèle être une source d’énergie. Ce n’est pas un hasard si l’avant-dernier poème multiplie les points d’exclamation et si le dernier, « Le récit des traces », s’achève par un « soleil vertical ! / soleil debout ! » qui répond au « soleil cou coupé » d’Apollinaire.

LES ADIEUX

À moi les transparences, les brumes et les soifs !

Et les leçons de l’aube que rien n’épuise !

À moi les soleils et les danses ! L’eau qui nous effleure

et nous appelle !                 L’eau du profond silence !

À moi le souffle des routes impossibles ! Les phrases

De la nuit, la fine peau des paroles !

Brouillonne ! Le cristal des lendemains !

Je vous salue matins dans la perfection de l’azur

et des larmes et des larmes ! Départ dans l’écartement des routes

Et la vitrine des forêts – je vous salue printemps des sources !

Prière qui buissonne sur les fronts oublieux !

La composition a retenu la leçon verlainienne des Romances sans paroles. Rien n’y est lié au développement d’un thème ou à la graduation qui intercale des textes d’intensité plus faible afin d’en mettre certains en valeur. Sa minceur est un choix. Plus épais, le recueil perdrait sa séduction. Plus court, il ne serait qu’une plaquette. Mais, bien sûr, ce parti pris va de pair avec une richesse d’écriture. Sur 40 poèmes, 21 utilisent le distique, ce qui tire l’ensemble vers l’élégiaque, et trois constantes s’entrelacent. Loin d’avoir été voulues, elles ont été repérées au cours des relectures des brouillons puis maîtrisées pour composer une architecture délicate.

Lionel Ray – Les récits de l'ombre et autres poèmes
Lionel Ray au festival Voix Vives à Sète (2010) ©CC BY-SA 3.0/Pkobel/WikiCommons

La première est celle de l’emploi de l’énumération, de l’apposition, de l’addition. Elle permet à l’écriture de refuser les formulations définitives, de multiplier les rapprochements inattendus, d’éviter les oppositions nettes et de jouer, au niveau du vers, sur la fluidité plutôt que sur la tension. La seconde est d’incorporer par des citations et des emprunts, voire de simples sonorités caractéristiques, la langue de poètes disparus (principalement Verlaine, Rimbaud et Aragon) à la sienne. La troisième est l’emploi de petits mots, de majuscules (ou pas), de  blancs internes pour créer de minimes évènements de langage susceptibles qui relancent la lecture, comme dans le poème liminaire qui sans eux ne serait qu’un empilement.

DÉDICACES

À un sentier de sable

à la vraie vie absente

À une fenêtre de sapin clair

au dieu des cendres

Au partage des rives

au bruissement des rames

Au feuillage de l’oubli

à l’expansion des sources

À l’autre côté du souvenir

à des statues heureuses

À des architectures sévères

à des brumes en ruine

À des violons rares

au bûcher des sorcières

Au drapeau des vagues

à une fugitive éternité

À une solitude variable

et à l’or obscur de la vie

Il est peu de poètes qui, avec l’âge, continuent de publier au niveau du meilleur de leur œuvre. À part Jean Grosjean et Yves Bonnefoy, qui citer depuis trente ans ? Né en 1935, Lionel Ray est de ceux-là. Depuis les années 1970 où, après avoir tourné le dos à ses premiers livres signés de son véritable nom, Robert Lorho, il est devenu un des meilleurs auteurs de la génération d’après la guerre. En trois recueils voués à l’aléatoire, il s’est d’abord imposé dans le foisonnement des avant-gardes avant de s’en éloigner une dizaine d’années plus tard avec un lyrisme profondément transformé qui a toujours réussi à se renouveler. Il est ainsi difficile d’imaginer une bibliothèque de poésie contemporaine sans L’interdit est mon opéra (1973), Partout ici même (1978), Comme un château défait (1993) et Entre nuit et soleil (2010).