Szilvia Molnar vient de publier Milk-bar, son premier roman, l’histoire crue et claustrophobe d’une mère allaitante, dont l’intimité sera brisée par les visites d’un voisin, veuf excentrique qui cultive un tapis de mousse chez lui. D’origine hongro-polono-suédoise, elle écrit en anglais, langue adoptive dans laquelle elle travaille pour une maison d’édition américaine. EaN a pu s’entretenir avec la romancière lors de son passage à Paris.
En attendant Nadeau — Comment résumer ce roman ?
C’est l’histoire d’une jeune femme incapable de quitter son appartement après avoir accouché. Le voisin du dessus commence à descendre et à frapper à sa porte pour se plaindre que le bébé pleure. Ces deux personnes nouent une sorte d’amitié, on se rend compte que le voisin traverse une autre forme de deuil. La question que je m’étais posée, c’était de savoir de quoi elle a besoin pour sortir des ténèbres, pour sortir à la lumière du jour. Je cherchais à montrer combien l’amour est vital, que c’est cela qui nous fait sortir de ces moments sombres.
Szilvia Molnar — D’où est venue cette idée ?
C’est lié à mon expérience personnelle : je suis tombée enceinte de mon premier enfant, j’ai toujours cherché la consolation dans la littérature et je ne trouvais rien qui puisse être le reflet de ce que je traversais physiquement. Je me suis demandé si je pouvais contribuer au canon littéraire dans ce domaine – il existe déjà plein d’ouvrages formidables, mais je voulais quelque chose de plus explicite, plus focalisé sur le corps. Un livre qui n’aurait pas peur de montrer les détails.
Y a-t-il des livres durs qui vous ont inspirée ?
Charlotte Roche, romancière allemande, a publié il y a quinze ans un livre qui s’appelle Zones humides, c’est l’histoire d’une jeune femme qui se blesse afin de se faire hospitaliser pour pouvoir réunir ses parents, alors en train de divorcer. Ce livre a été révolutionnaire dans la mesure où il est explicite et très imagé : le corps féminin, les sécrétions et les odeurs qui en émanent. Il m’a marquée.
Et à part Charlotte Roche, d’autres romancières ?
C’est drôle que vous parliez d’écrivains féminins, parce qu’en fait l’un de mes livres préférés sur la mère (« mommy-books ») est La métamorphose de Kafka. Je me souviens de l’avoir relu pendant ma grossesse. Sinon, 2018 a constitué un moment intéressant dans l’édition, il y avait des histoires de femmes tournant autour du sujet, dont Une vie comme les autres de Hanya Yanagihara, livre de huit cents pages sur le traumatisme, particulièrement pour l’homme queer, c’est violent et impitoyable. Ce sont des livres comme ça qui m’ont inspirée plutôt que des récits ayant directement trait à la maternité.
Et Rachel Cusk ?
Son livre (L’œuvre d’une vie : devenir mère) est un classique de non-fiction qui fait partie du canon, mais ça date déjà d’il y a vingt ans. Sinon, Sheila Heti a écrit plus récemment sur la maternité en tournant autour du thème… enfin, même quelqu’un comme Kathy Acker a été en avance sur son époque par son côté explicite au sujet du corps ou de la sexualité. Je crois qu’il y a beaucoup de vérités dans cette expérience, et je voulais juste en apporter une.
Et côté masculin, à part Kafka ?
Il y a Hubert Selby, Jr. et Denis Johnson.
Pour revenir à vous, votre biographie est cosmopolite.
Je suis née en Hongrie, mon père est hongrois, ma mère est polonaise, quand j’avais quatre ans, on est partis vivre en Suède, j’y ai grandi, ensuite j’ai fait mes études au Royaume-Uni, après j’ai regagné la Suède pendant un bref moment, avant d’atterrir aux États-Unis, où j’ai travaillé principalement dans l’édition.
Plusieurs de mes interviewés récents, tous auteurs américains – Hernán Diaz, Dario Diofebi, Aleksandar Hemon –, ne sont pas de langue maternelle anglaise. Pourquoi écrire en anglais ?
C’est mon troisième roman, le premier que j’ai réussi à publier, donc ça fait un moment que j’essaie de trouver du réconfort en anglais, la langue la plus proche de moi, même si je ne la parle pas parfaitement. Ensuite, c’est une sorte d’astuce : dans cette histoire, il s’agit d’une traductrice, mon personnage principal est étranger, cela faisait que je pouvais m’en sortir avec ma propre expression excentrique ; l’éditeur ne serait pas obligé de me corriger, si ce n’est pour la compréhension du lecteur.
Avez-vous été traductrice ? Le choix de ce métier pour votre héroïne est-il essentiel ?
Je l’ai été juste pendant mes années universitaires. Il fallait un métier dans l’arrière-fond du paysage qui serait le miroir de mon propre profil – les gens ne savent pas ce que veulent dire les droits étrangers [son véritable job], ce qu’en sont les enjeux. J’aime bien les métiers qui ne sont pas les stars du spectacle. Et puis l’héroïne devait accoucher, il fallait qu’elle ne soit pas trop perturbée par son job, qu’elle ne soit pas obligée de sacrifier un poste de PDG ou une autre grande carrière de ce genre. Il n’empêche, elle se rend compte que toutes ses options sont perdues ; même si son activité préférée avait été de s’asseoir sur le porche pour boire un café, même cette possibilité-là lui serait ôtée. Le travail d’une traductrice est complexe, ici elle subit une forme de traduction en devenant mère.
J’adore les citations mises en exergue au début du roman :
« …de l’intérieur des murs de mon esprit fourbu de mère… » Catherine Barnett, « Summons »
« … quelle est la relation exacte entre la folie et la traduction ?
Où, dans l’esprit, la traduction se produit-elle ? » Anne Carson, Float
Celle de Catherine Barnett m’est venue quand j’ai décidé que le roman se passerait dans un appartement, donc ça pourrait être le reflet des murs érigés autour du cerveau par le fait de devenir mère. Quant à Anne Carson, j’essaie de déterminer où se situe la frontière dans la traduction d’une langue, où une chose commence à vouloir en dire une autre, à quel endroit du cerveau ce passage a lieu.
Pourriez-vous expliquer le rapport avec la maternité ?
Elle avait besoin de réfléchir sur la personne qu’elle croyait être avant l’accouchement et de faire le rapprochement avec celle qu’elle est devenue après. De fait, c’est étrange de dire qu’il s’agit d’un livre sur la maternité alors que n’importe qui peut changer une couche ou donner à manger à un enfant ; dans ce livre, la santé mentale est proche de la dépression.
Vous avez évoqué Charlotte Roche, votre livre aussi fait allemand, voire nordique. John, le mari de l’héroïne, lui demande pourquoi tous les livres scandinaves se terminent avec un mort. On finit ici avec une sorte de mise en abyme.
Je cherchais à mettre en scène mes propres racines, et aussi le fait que j’avais travaillé dans l’édition. Dans les polars et les romans noirs scandinaves, il y a beaucoup de morts. Je me moquais de cette culture. On a l’idée préconçue que les Scandinaves sont des gens bien, il n’y a pas de guerre à leurs frontières, le système de santé est encore intact. Une vie en Scandinavie est sans danger, donc c’est paradoxal qu’il y ait autant de livres sur la mort et sur la tristesse. C’est vrai, ce n’est pas très ensoleillé là-bas. En tout cas, en tant que Scandinave, ou fausse Scandinave, je voulais dire qu’il ne faut pas se prendre trop au sérieux.
Est-ce un livre scandinave écrit en anglais ?
Vous êtes la deuxième personne à me poser cette question, la première était un journaliste hongrois, un adepte de la littérature scandinave. Je suppose que oui, d’une certaine manière. Par la franchise de ses phrases, par le style, par la façon de ne pas lanterner au sujet de mes intentions et par les thèmes. Aussi par ma manière d’aborder franchement l’aspect sombre.
« Scandinave » est synonyme de « protestant » ?
C’est drôle, ma mère est catholique et j’ai le sentiment que c’est plutôt ça qui a influé sur l’ambiance, je l’associe à la honte, particulièrement à la honte vis-à-vis du corps, du sexe et de la sexualité, donc c’est comme si ce roman se voulait sans vergogne.
On le voit dans la description des corps : le pénis qui oscille devant les yeux de l’enfant. Et Miffo (surnom de l’héroïne) aux toilettes : « Ça fait deux jours et je n’ai pas fait caca. Mon anus palpite et prend la forme d’un chou-fleur […] Je déchire deux bandes de papier-toilette et tamponne mes lèvres gonflées. Je ne me rappelle pas la dernière fois que j’ai vu mon vagin, ça doit faire près d’un an. Deux caillots de sang tombent dans la cuvette. Ils me font penser à des foies de poulet et dans l’eau, ils laissent derrière eux une élégante traînée rouge. »
Juste après l’accouchement, il y a tant de nudité, et c’est souvent comique. Jusqu’à quel âge de l’enfant peut-on se montrer nu devant lui ? Le corps du bébé est exposé constamment ; si tu accouches à l’hôpital, ta poitrine est toujours exposée ; il y a sans cesse des étrangers qui entrent dans la chambre, etc. Je voulais transmettre tout cela, en montrant qu’on n’a pas besoin de ressentir de la honte, ça peut même être comique. Et puis le sang autour du corps féminin : c’est bizarre qu’on le considère comme tabou, alors que dans d’autres situations le sang coule à flots dans les médias, dans les infos ou au cinéma, où on est exposé à tant d’horreurs. En revanche, il est inacceptable de décrire le sang féminin.
L’environnement géographique est neutre, comme chez Kafka.
Dans mon esprit, cela se passe à New York, dans l’un de ces immeubles d’habitation où l’on est si proche de ses voisins et où l’on sait beaucoup de choses sur eux sans les voir, en entendant les bruits qu’ils font. Mais j’ai gardé la neutralité pour laisser les gens libres de spéculer sur les origines de l’héroïne ; c’était aussi une façon de tricher : si je lui donne un père, il faut que j’explique son histoire. Si j’avais introduit des cultures, des langues ou des noms de villes, ça aurait donné un autre roman ; il fallait que cela fasse claustrophobe. « Button » – le surnom de l’enfant – m’est venu très tôt, c’était parfait : un vrai prénom possède une histoire. Finalement, c’est le personnage de Peter qui a le plus de références : il est hongrois, origine ignorée par beaucoup de lecteurs, même si ça se sent qu’il est étranger, qu’il vient de l’Europe de l’Est.
Peter cultive la mousse laissée par sa femme défunte. Quel est son rôle dans l’intrigue ?
La mousse est intéressante, elle plaît aux traducteurs : on se promène dans la forêt sans la remarquer, puis tout d’un coup on y prête attention. c’est une belle et importante plante dans l’écosystème. Quant à Peter, je me souviens d’avoir lu une nouvelle hongroise, je crois qu’elle avait été écrite par Dezsö Kosztolanyi. Elle commence ainsi : « La deuxième fois qu’il a frappé à la porte ». J’adore cette pause, la suggestion qu’avant même le début de l’intrigue quelque chose est déjà arrivé. J’ai songé à un voisin qui descend de l’étage supérieur et qui frappe à la porte. Que veut-il ? Pourquoi veut-il qu’elle change sa vie, qu’elle fasse taire le bébé ? Dans une version plus précoce, Peter faisait figure de fantôme, puis, en augmentant le nombre de ses visites, je lui ai fait prendre forme et il est devenu un vrai personnage. À la fin du roman, j’avais envie de sauver le mariage, donc il fallait se débarrasser de lui.
Il est plus intéressant que le mari : après l’accouchement, la vie de couple n’est pas géniale.
Quand on est trois personnes, et que l’une des trois s’accroche physiquement à la mère, ça a un impact sur l’intimité du mariage, ça crée un gouffre entre l’homme et la femme. C’est plus difficile pour l’homme de créer un lien avec le nouveau-né. Donc il y a un déséquilibre, le couple a du mal à se comprendre parce qu’ils ne partagent pas la même expérience physique. En tant que femme, tu rends ton corps, il devient une source de nutrition pour maintenir en vie quelque chose de l’extérieur ; le temps de ce projet, comment peux-tu avoir encore de l’énergie pour l’érotisme, pour la libido ? Tandis que l’homme garde sa libido, ce n’est pas surprenant, son corps reste inchangé.
Voici la phrase clé : « Avant, j’étais traductrice, à présent, je suis un milk-bar – un bar à lait. »
Cela vient de ce cycle sans fin de nourrir, de pomper, d’allaiter. On s’offre à fond à quelqu’un d’autre ; ce que l’héroïne aime le plus dans la vie – travailler comme traductrice, chercher des mots, jouer avec les mots –, elle n’est plus en mesure de le faire. Elle doit sacrifier tout cela, et c’est douloureux.
En anglais, votre roman s’intitule The Nursery.
Lorsqu’on a vendu le livre [expression utilisée aux États-Unis. pour « trouver un éditeur »], il s’intitulait Miffo, c’est du suédois, cela veut dire «aberration ». Mon éditeur américain ne pensait pas qu’il fonctionnerait pour le lecteur anglophone, on l’a remplacé par The Nursery, titre polyvalent, vu le thème de la mousse. L’appartement à l’étage est également une sorte de pépinière [« nursery » veut dire à la fois « garderie » et « pépinière »]. Puis le livre a été publié en premier en Allemagne, où il s’appelle Milchbar ; les Français se sont calqués sur l’édition allemande.
Y a-t-il des écrivains français que vous admiriez ?
J’aime Virginie Despentes et Annie Ernaux, leur écriture graveleuse et abrasive qui a du cran.