L’œuvre du poète gallois Dylan Thomas (1914-1953) est d’une importance majeure, mais elle est loin d’avoir révélé tous ses secrets. Si sa poésie jouit dans le monde anglo-saxon d’un grand prestige amplement justifié, elle reste en France source d’un malentendu : nous croyons la connaître, alors que nous en avons une approche superficielle et souvent parcellaire. La publication bilingue de l’intégralité son Œuvre poétique, dont le premier tome vient de paraître, pallie à cette méconnaissance.
La première difficulté d’une telle entreprise est celle de la traduction. On sait que cet « enfant terrible des lettres britanniques » utilise tous les outils présents dans le langage pour parvenir à ses fins, tels que « vieux trucs, nouveaux trucs, jeux de mots, mots-valises, paradoxe, allusion, paranomase, paragramme, catachrèse, argot, rimes assonancées, assonances, rythme abrupt », comme il le dit lui-même. Dans ces conditions, le traduire relève de l’exploit linguistique. C’est pourtant à cette tâche que s’attelle avec succès Hoa Hôï Vuong, qui auparavant a publié des traductions de littérature arabe classique.
Pour prendre un exemple, le prologue, poème introductif écrit a posteriori pour l’édition générale de ses poèmes en 1952, emploie un procédé qui n’est pas sans rappeler Raymond Roussel. Il se présente sous la forme d’un diptyque de 102 vers où les rimes, toutes différentes, progressent dans la première moitié et rétrogradent ensuite dans une correspondance parfaite jusqu’au dernier vers qui reprend la même sonorité finale que le premier, fermant ainsi une boucle. La prouesse du traducteur est d’avoir su reproduire ce tour de force sans dénaturer le poème.
Ce premier volume reprend, outre Le prologue, les trois recueils au complet – 18 poèmes, 25 poèmes et La mappemonde de l’amour – qui constituent l’essentiel de son œuvre poétique écrite dans la fulgurance, alors qu’il avait une vingtaine d’années. Cette précocité ne sort pas du néant. Elle est préparée de longue date par sa lecture des livres de la bibliothèque paternelle qui couvraient un large pan de la littérature anglaise, complétée ensuite par ses achats en librairie et tous ces opus et revues d’avant-garde qu’il découvrait chez son ami Daniel Jones. C’est sans doute chez ce dernier qu’il a pu lire Joyce, Pound, Stein, Eliot, Rimbaud, Proust. Il fut aussi bercé dans sa tendre enfance par la lecture de Shakespeare que lui faisait son père à haute voix, et par les histoires que lui racontait sa mère tandis qu’ils se rendaient à l’office religieux : « Que je vous dise quelles choses m’ont fait aimer tout petit le langage et vouloir travailler dans le langage et pour le langage, ce sont les comptines et contes populaires, les ballades écossaises, les phrases de certains hymnes, les grandes heures de la Bible et les rythmes des textes bibliques », déclare-t-il à un étudiant qui prépare une thèse sur sa poésie.
Comme le rappelle le traducteur dans sa préface, lire Dylan Thomas n’est pas un exercice tranquille : « parce qu’il est intenable, interminable, inextricable et, qui plus est, duplice. C’est un Protée toujours le même ; très obscur, et impudique ; naïf roué ; énigme et braillard ». On ne peut pas vraiment le rattacher à une tendance littéraire précise : ni au surréalisme, même s’il a assisté avec intérêt à l’Exposition internationale de ce mouvement en 1936 à Londres, ni au modernisme tardif où il eut d’ailleurs ses détracteurs. De toute façon, il n’en fait qu’à sa tête. Malgré les airs de « clown merveilleux » qu’il adopte parfois pour la parade et se protéger, il est, selon la formule de Lawrence Durrell, « un homme harassé par un don » et dont la poésie doit être prise au sérieux. Ce don n’est pas suffisant, il se double d’un travail acharné sur l’image. Ce qu’il exige de lui, il le demande aussi au lecteur : « comprendre chaque poème en y réfléchissant et en y reportant son émotion, et non en l’aspirant à travers ses pores ».
Sa méthode, il l’a décrite dans des écrits ou des entretiens, et le traducteur l’a remarquablement synthétisée dans sa préface, notamment cette écriture en plusieurs couches, mythique, allégorique, physique, géographique, existentielle, prophétique… Voici ce que Dylan Thomas lui-même écrivait en réponse à une question de Charles Fisher sur sa théorie poétique : « J’aime ce qui est difficile à écrire et difficile à comprendre, mais à vrai dire je n’ai pas de théorie ; j’aime « mettre l’accent sur les contraires » avec des images occultées. J’aime que mes images se contredisent, dire deux choses à la fois dans le même mot, quatre choses en deux mots et une chose en dix mots. Mais ce que j’aime n’est pas une théorie, même si j’érige mes goûts personnels en dogmes. La poésie, celle qui est dense tout en restant alerte, doit être tout aussi orgiaque et organique que la copulation, elle doit diviser et unifier, être personnelle mais non pour autant privée, elle doit propager l’individu dans la masse et inversement. Je crois qu’elle doit opérer à partir des mots, de leur substance et du rythme des mots substantiels assemblés, et non en direction des mots… »
L’oralité est importante chez Dylan Thomas. Si l’on a la curiosité de l’écouter dire des poèmes dans des enregistrements sonores, on se rend d’autant mieux compte que toute la substance de la poésie est à l’intérieur du mot. Cet amateur de linguistique et de phonologie a l’art de briser les vocables en phonèmes, de les mettre à mort pour les faire revivre par une sorte de procédé alchimique dont il a le secret en vibrations pures qui se soucient plus de vitalité que de sens. Il s’arrête sur un son ou le prolonge, créant des ralentissements ou des accélérations qui nous tiennent en alerte dans ce moment suspendu et magique de l’écoulement du temps à travers sa voix. Ainsi sa poésie est-elle sonore, visuelle et… narrative, ce dernier aspect étant un élément-clé de son œuvre poétique. C’est un chant de la vie et de la mort liées par le pacte de la naissance, avec des inflexions qui peuvent être tour à tour humoristiques, ordinaires, grotesques, visionnaires, autodérisoires, charnelles et souvent très énigmatiques. Sur ce dernier point, les notes du traducteur, Hoa Hôï Vuong, sont des plus précieuses pour éclairer les larges zones d’ombre de la poésie de Dylan Thomas.