Elizabeth von Arnim née Beauchamp en 1866 en Australie, dans une riche famille anglaise, mariée à un noble prussien descendant du poète romantique Achim von Arnim puis, après la mort de son premier mari, au frère de Bertrand Russell, cousine de Katherine Mansfield, fut une romancière prolifique et fêtée, dont je n’avais lu jusque-là aucun livre.
Un été en montagne, inédit jusqu’alors en français, est donc pour moi une surprise et, à vrai dire, un ravissement. L’histoire, très banalement contée (en 1919 et publiée en 1920) par une héroïne narratrice qui se confond avec l’auteure, n’a aucune prétention à l’originalité en matière de sophistication littéraire. Le livre est tout bonnement le Journal intime d’une femme privilégiée de la fortune, qui cherche à recouvrer en Suisse, où elle s’est fait construire un chalet, sa santé mentale meurtrie par la guerre. Une femme malade de solitude malgré le couple dévoué qui la sert, incapable d’oublier le bonheur connu dans cette maison avant 1914, auprès d’amis insouciants qui sont morts.
Sa fausse quiétude dans ce qui fut un paradis d’une splendeur matérielle inépuisable sera bouleversée par l’arrivée fortuite de deux sœurs anglaises pauvres à la recherche d’un gîte et accablées par une malheureuse aventure de la cadette, que deux mariages successifs (et deux veuvages) avec des Allemands (les ennemis !) ont mises au ban de la société anglaise. Comment la narratrice découvrira la vérité sur l’exil de ses invitées, se laissera cannibaliser par le conformisme victorien de l’aînée d’entre elles, d’autant plus redoutable que sa sottise fleurit sur fond de bonté désarmante, comment l’arrivée providentielle d’un oncle doyen de l’Église anglicane et sexagénaire frappé d’un amour fou immédiat pour la cadette conduira au happy end final : toute cette mécanique plus ou moins attendue du récit devrait le rendre ennuyeux au possible, le livre tomber des mains comme un sous-produit du plus mauvais Dickens, celui de la fin édifiante de David Copperfield.
Or, c’est avec un sentiment croissant de bien-être qu’on lit ce conte bleu. Qu’il est reposant, en effet, de se glisser sans effort dans cette prose si bien équilibrée, si « bien écrite » (eh bien, oui ! ça n’est pas ringard que de savoir utiliser exactement sa langue et de pratiquer avec tant d’économie et d’élégance l’art si anglais de l’understatement). Mais il y a bien plus. On s’attend à trouver ici l’amour de la nature plutôt sauvage qu’ordonnée de ces jardins de la côte ouest des îles Britanniques – et en effet toutes les évocations de la flore des Alpes sont d’une exactitude délicieuse dans leur lyrisme contenu. Mais ce qui frappe surtout, c’est, à travers l’étude psychologique fouillée des personnages, notamment celle de la sœur aînée dont l’altruisme débordant fait peser sur la plus jeune la chape de plomb d’une sollicitude de tous les instants, mais aussi celle de l’ecclésiastique confit en Bible que le coup de foudre change sur le champ en homme en proie à ses désirs de mâle frustré, jetant aux orties sa défroque de bénisseur, la qualité de l’autoportrait de la diariste. Une femme d’une intelligence si évidente qu’elle lui permet la singularité d’un comportement libéral et gomme tous les préjugés claniques de sa bonne éducation de grande bourgeoise.
Elle est follement sympathique, cette narratrice si soucieuse d’éviter toute peine de cœur à une pauvre duègne qui a décidé de souffrir pour sa cadette qu’elle juge pourtant écervelée et irresponsable dans ses amours ! D’autant plus sympathique qu’elle n’est nullement dupe de dames qu’elle considère à juste titre comme très inférieures à elle en ce qui compte vraiment : non le statut social, dont elle se moque, mais les capacités intellectuelles, le jugement.
Aussi cette lucidité extrême, combattue seulement par une vraie générosité de cœur, s’exprime-t-elle constamment par un humour qui prend la forme soit d’une plaisanterie proche du rire à peine contenu, soit d’une habileté dans l’allusion d’une drôlerie qui soutient le parallèle avec l’œuvre d’écrivains en marge comme l’auteur de chevet de la narratrice (George Crabbe, mort en 1832) ou le contemporain de l’écrivaine, G. K. Chesterton.
Pour se rincer la bouche, il faut parfois savourer une littérature qui coule aisément, agréable à lire sans être trop facile, en somme de belle facture et divertissante, telle que celle-ci, sapide jusqu’à l’ultime goutte. Quel dommage que personne n’ait relu le texte avant l’édition ! Il est bourré de fautes, coquilles, omissions. On a supposé sans doute que le lecteur, adepte obtus du tapotement sur clavier, n’y verrait que du feu. Ce n’est pas toujours vrai.