Traduire Lobo Antunes

António Lobo Antunes est l’auteur d’une œuvre d’une grande virtuosité narrative portée par une langue extraordinairement complexe. Alors que paraît son nouveau roman, EaN interroge Dominique Nédellec, son traducteur depuis presque quinze ans.

António Lobo Antunes | L’autre rive de la mer. Trad. du portugais par Dominique Nédellec. Christian Bourgois, 450 p., 24 €

Comment a commencé la traduction des œuvres de Lobo Antunes ?

En 2009, il a souhaité changer de traducteur. Dominique Bourgois m’a fait faire un test et a transmis mon travail à l’auteur, parfaitement francophone. Cet échantillon a eu l’heur de le convaincre : il m’a adoubé. Je l’ai rencontré une première fois le 27 mars 2010, à l’hôtel de Suède, rue Vaneau. Lorsqu’on est tombés sur Enrique Vila-Matas dans le hall, Lobo Antunes m’a présenté comme son nouveau traducteur. Il a fallu que je me pince – doublement. 

Lors de notre deuxième rencontre, en janvier 2011, après la sortie de Mon nom est légion, quand je lui ai demandé si on allait poursuivre l’aventure, Lobo Antunes m’a répondu : « É um casamento para a vida », « C’est un mariage pour la vie » ! Six millions de signes et neuf traductions plus tard, toujours pas de divorce en vue, en effet.

Est-ce que Lobo Antunes écrit en portugais ou en lobo-portugais ? (Et le cas échéant, la fréquentation du lobo-portugais aide-t-elle à traduire d’autres livres ?)

« La seule manière de défendre la langue, c’est de l’attaquer […]. Chaque écrivain est obligé de se faire sa langue. » C’est ce que Proust expliquait dans une lettre à Mme Straus. En minotaure insatiable, Lobo Antunes ne pouvait pas se satisfaire du portugais courant. Depuis son premier livre, paru en 1979 au Portugal, il n’a cessé de « se faire sa langue », de façonner un idiome sui generis : « Personne n’écrit comme moi, même pas moi », dit-il parfois. Au fil des livres, il a désossé sa langue maternelle, il l’a malaxée, triturée, transformée. Tout en magnifiant ce qu’elle avait de meilleur à lui offrir (par exemple, les saveurs fortes du registre populaire), il a taillé dedans pour écrire à sa main… Le lobo-portugais, ou le portugais antunien, c’est une langue réinventée par un démiurge rageur et mélancolique. Le style Lobo Antunes, c’est le punch du boxeur et la grâce de la ballerine. C’est à la fois Faulkner et Pierre Étaix, Claude Simon et Buster Keaton.

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« Personne n’écrit comme moi, même pas moi », dit-il parfois. Au fil des livres, il a désossé sa langue maternelle, il l’a malaxée, triturée, transformée.

Peu à peu, il s’est délesté de tout ce qui lui semblait inutile : ponctuation, panneaux indicateurs, béquilles… On ne trouve pas chez Lobo Antunes de « rétorqua-t-elle en se mouchant », ou de « fulmina-t-il avant de se prendre les pieds dans le tapis ». Le superflu est jeté aux orties, pour mieux aller droit au but, comme s’il fallait par moments s’échiner à trouver un langage d’avant les mots (un de ses personnages dit : « il y a des noms pour tout sauf pour ce que je ressens »). Et le lobo-portugais emporte tout sur son passage, brasse, entrelace, enchevêtre les récits. C’est la grande ribouldingue et tout le monde est convié (sauf Dieu, peut-être, vu qu’il a toujours la tête ailleurs) : les vivants et les morts, la dame du kiosque, le pharmacien, les chevaux, les cabots, les oiseaux, les lapins (dans leurs yeux, « une tendresse lacustre »), les figuiers, les dentiers, les tricycles, les trains qui ne vont nulle part…

Il n’est pas impossible, en effet, que la fréquentation du lobo-portugais aide à traduire d’autres livres : ça vous déride, ça vous dérouille. Néanmoins, chaque texte requiert du traducteur qu’il redéfinisse son point de mire.

António Lobo Antunes | L’autre rive de la mer.
Section de la couverture de l’Av. Ceuta, João Abel Manta (1928)(Lisbonne, Portugal) © CC BY 2.0/Pedro Ribeiro Simões/Flickr

Cette écriture très singulière procède à la manière d’une fugue. Le traducteur doit être attentif à l’aspect musical de la langue. Comment adapter la musique tout en maintenant la dramaturgie toujours très forte, et sombre, des romans ?

Ce n’est pas une mince affaire. Parce que le décalage est immense entre le rythme auquel je progresse dans ma tâche millimétrique au quotidien et la vélocité que devra percevoir le lecteur – si j’ai bien fait mon travail – lorsqu’il aura la partition française entre les mains. Quand on traduit Lobo Antunes, on est comme un mineur qui descend au fond. On creuse lentement avec sa petite pioche, on retire les gros blocs, on avance péniblement. Puis on étaie, on pose des rails. J’avance lentement parce que j’ai mille et une difficultés techniques à régler – et parce qu’on ne traduit pas une langue de poète qui vous serre le cœur au pas de charge – alors que le but ultime est de fournir au lecteur la possibilité de cingler à vive allure, de se laisser emporter par une forme de continuum à la fluidité cascadante et heurtée, d’éprouver la griserie que provoque le style antunien.

À propos de musique, dans son premier roman, Mémoire d’éléphant, il cite These foolish things, de Lester Young. Les livres que j’ai traduits, plus récents, me feraient plutôt penser à Ornette Coleman, avec ce maelström de sensations, cette prose quasi hallucinatoire par moments, pleine d’éclats tranchants, de surgissements inattendus, de ressacs, de reprises obsédantes et diffractées.

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Pas loin de quinze années de vie commune avec l’auteur, bientôt une dizaine d’œuvres traduites : on peut supposer que l’écriture de l’auteur et la manière de la traduire ont changé durant cette période.

Dans la trilogie qui ouvre son œuvre, Mémoire d’éléphantLe cul de JudasConnaissance de l’enfer, Lobo Antunes est loin d’avoir complètement défini son style. Il n’a pas encore jeté par-dessus bord tous les repères qui balisent généralement la lecture. Ce sera une longue quête. L’écart est flagrant avec les plus récents. En revanche, quand je commence à le traduire, il a stabilisé ses trouvailles, sa technique est éprouvée et il maîtrise son art à la perfection. Il ne me semble pas que celui-ci ait beaucoup varié depuis Mon nom est légion (2007). Pour ma part, j’ai peut-être gagné un peu en assurance, en agilité, à force de fréquenter son œuvre, mais la traduction en pilote automatique n’est pas pour demain. Il y a certes des motifs récurrents, mais je tombe sans cesse sur de nouvelles fulgurances, et la sophistication de son art interdit tout relâchement. Il me faut toujours travailler d’arrache-pied pour faire résonner son génie avec le plus de justesse possible, en espérant que le plaisir du lecteur sera proportionnel au mal que je me donne. Mais loin de moi l’idée de me plaindre : j’ai bien conscience que traduire au long cours une œuvre de cet acabit est une chance inouïe.