L’autre rive de la mer, le nouveau roman d’António Lobo Antunes, est un livre d’une grande force sur le monde colonial. C’est surtout un texte qui marque une étape dans l’œuvre d’un immense écrivain et qui montre la puissance incroyable de la littérature, des voix qu’elle rend possibles. On y redécouvre à quel point les récits nous aident à affronter la violence du monde, le poids du passé, et à trouver dans la fiction même une mémoire commune.
On lit António Lobo Antunes comme on rêve. Comme on fait coïncider les épars du réel qui, soudainement, trouvent un sens, non, un ordre plutôt, dans la trame du sommeil. Stupéfiés par une étrange suspension des sensations, englués dans un temps paradoxal, qui avance et ne passe pas, comme dans une sorte d’apesanteur, comme si nos yeux s’étaient détachés de nous. On les lit, on s’y plonge et, soudain, on voit, on saisit ce qui manque, ce qui n’est pas dit, ce qui n’est pas écrit, comme on reconstituerait une immense carte dont il manquerait de petits morceaux. Et les histoires que raconte Lobo Antunes gagnent, par la puissance chaotique des voix qui passent d’un objet, d’une époque, d’un lieu à un autre, une cohérence qui semble impossible. Ses livres paraissent écrits dans une autre dimension de la langue, dans une autre durée, avec des mots qui se détachent d’une nuit opaque.
Ses livres paraissent écrits dans une autre dimension de la langue, dans une autre durée, avec des mots qui se détachent d’une nuit opaque.
Et toujours, en les lisant, le lecteur s’angoisse, s’interroge, se déséquilibre. On se demande de quoi ils parlent, quand les choses se déroulent, qui raconte les histoires, la place que les personnages occupent les uns en regard des autres, ce qu’ils peuvent bien se dire, étrangement présents et absents. C’est que le récit se déporte toujours, se transforme sans fin. Le lecteur fait exactement l’expérience d’un langage métamorphique, totalement altéré. Et pour le comprendre, pour réaliser à quel point ce que son écriture provoque est extraordinaire, presque miraculeux, il suffit de faire confiance aux voix mêmes qui portent les récits, toutes ensembles, comme des lignes ou des courbes qui se croisent ou s’ignorent dans un espace infini.
Car ce qui compte, il ne faut pas s’y tromper, ce sont ces voix, leur chorégraphie, leurs échos, leur diffraction sans fin. Pour savoir de quoi les livres parlent, il faut simplement les écouter, se perdre en elles, se laisser faire. Ainsi, L’autre rive de la mer raconte l’horreur des commencements de la guerre coloniale terrifiante qu’a menée le Portugal en Angola. On est en 1961, les ouvriers, menés par António Mariano, se soulèvent et sont écrasés par l’armée avec une brutalité inouïe. Alors évidemment, Lobo Antunes n’écrit pas un roman historique qui nous raconterait, avec toute la dimension morale qu’on imagine, les débuts des luttes indépendantistes, mais il nous en transmet l’horreur par le devers, comme des bruits dans l’arrière-plan qui contaminent tout dans une sorte de recul terrifiant.
On sait la place de cette guerre et de l’Angola dans son œuvre – depuis ses premiers textes inspirés de son expérience, Fado Alexandrino, Le cul de Judas, puis Connaissance de l’enfer, La splendeur du Portugal à Bonsoir les choses d’ici-bas, Jusqu’à ce que les pierres deviennent plus douces que l’eau ou ses Lettres de la guerre – et pourtant ce nouveau roman n’est pas un récit de guerre, mais bien celui de l’abolition du monde colonial. Ainsi, les personnages de L’autre rive de la mer ne racontent pas directement les effrois des combats et de la répression, leurs causes, pas plus que le racisme effarant qui suinte de tous les discours, mais ils racontent, avec une tristesse et une lucidité terribles, ce qu’ils ont perdu avec la fin d’un monde, ce qu’ils ont pensé, senti, perçu à l’époque, mais aussi leurs vies d’avant, leurs souvenirs les plus intimes et l’existence d’après… Ils ne racontent pas un moment de l’Histoire mais comment l’Histoire tourne leurs vies, comment la violence fait basculer leurs sentiments, comment ils cherchent dans une sorte de désespoir effarant « une troisième rive de la mer qu’aucun de nous n’a atteinte ».
Trois personnages prennent tour à tour la parole – la fille d’un colon rapatriée à Lisbonne avec sa domestique Domingas ressasse la perte de sa vie d’avant, ses souvenirs de famille et le désarroi de vivre ailleurs, avec seulement des souvenirs, puis un petit fonctionnaire déchu qui vit avec une Noire albinos dans une sorte d’exil intérieur et se souvient de sa famille et de ce qui pousse les hommes à tout quitter, et enfin un colonel envoyé pour mater la rébellion qui remâche ses échecs, son mariage qui se disloque, ses obsessions sexuelles et ses peurs enfantines. Ces êtres désorientés, égarés d’un côté ou de l’autre d’une mer qui va « en avant et en arrière nous dérobant ce qu’elle s’empresse de nous rendre à ce que nous avons été » et qui semble infinie, ne racontent rien univoquement. Ils ne jugent pas l’événement historique, mais éprouvent ce que son poids change de leur vie, ce à quoi il les oblige à revenir.
Et en effet, le livre ne s’attache pas à l’Histoire – de peu d’intérêt pour le romancier – mais à la nature même de la fin d’un monde. Le livre raconte ainsi, au-delà d’une réalité historique, d’un jugement qu’on porterait sur elle, le désordre qu’elle provoque dans la psyché des êtres dont elle abolit le monde. Le texte gagne alors une autre dimension, une puissance de réflexion sur la perte, le déracinement, le racisme, les violences et les dominations, la nature, le poids du passé dans le présent, l’éternel retour à l’enfance, aux angoisses de la parentalité et aux violences de la famille, à la place de la sexualité, la violence des rapports entre les hommes et les femmes, la terreur d’une nuit intérieure dans laquelle on se débat et que l’on essaie désespérément de transmettre ou de partager.
Les héros minuscules de cette fresque intérieure s’essaient à trouver une voix propre, à regagner leur existence. Ils expriment la détresse intérieure qui nous ronge face à l’impossibilité de faire coïncider les épars de nos vies. Ils soliloquent ainsi, au bord d’eux-mêmes, fragiles et obstinés, en quête d’une identité impossible, d’une congruence des temps de l’existence qui n’arrive jamais. Mais L’autre rive de la mer – notons que peu de titres de Lobo Antunes ont été aussi clairs depuis longtemps – n’est pas qu’un grand livre sur le monde colonial et ce qu’il fait infuser de trouble dans la vie, une sorte de désaxement existentiel et coupable qui ne cesse de hanter les personnages. Il constitue aussi une étape dans l’écriture du romancier – dont le traducteur explique la densité et l’évolution dans un entretien –, une sorte de simplification ou de clarté narrative entamée avec son livre précédent.
C’est là que se loge une part du génie de l’écrivain – transmuer le chaos de voix individuelles en un espace mémoriel des expériences qui s’incorpore au lecteur.
Mais ne nous y trompons pas. La répartition des discours intérieurs – ici, sept sections qui font se suivre dans le même ordre les voix des trois personnages (sauf une audace incroyable dans la dernière !) – n’est pas là pour simplifier la vie du lecteur. Car si on les suit plus aisément que dans ses derniers livres, cette clarification masque un effet assez prodigieux de confusion, ou plutôt d’égalité, des temporalités dans le récit. C’est en cela que le livre dépasse son sujet, dans la manière dont il fait s’équivaloir les époques – et en particulier l’enfance qui est à notre avis le vrai sujet de ce texte ! – et conçoit la parole comme un flux permanent dans lequel le passé et le présent se confondent certes, mais surtout dans lequel les points de départ temporels de la parole se déportent et semblent souvent difficiles à repérer.
La complexité des récits de Lobo Antunes donne le vertige. Dans L’autre rive de la mer, le romancier fait s’éclater non pas les discours, comme il le fait toujours, mais bien le lieu d’origine – dans le temps – de la parole. Comme si, après avoir imaginé des volumes de paroles, il les aplatissait soudain pour en faire un plan continu. C’est assez effarant et bouleversant, admettons-le, que d’assister à ce geste qui abolit en quelque sorte le temps du récit ! Le roman devient le lieu d’une succession d’expériences qui distord la temporalité de l’énonciation à l’intérieur même de monologues qui détruisent les frontières entre les époques qu’ils semblent se confier infiniment à eux-mêmes, dans une sorte de grand silence intérieur. Il s’établit alors une continuité narrative paradoxale qui fait revenir dans leurs discours distincts des images, des figures, qui tiennent le récit – des crabes, des mouettes (dix-sept), le vent, les clowns, les manguiers, les néfliers, les albatros, les lépreux au bord du fleuve… Leurs soliloques obéissent aux variétés de la vie, tantôt terrifiants de violence (en particulier autour de la sexualité et celles infligées aux femmes), tantôt grotesques et comiques, comme si ce livre récapitulait aussi en son cœur d’autres textes, très anciens pour certains, de l’écrivain.
L’autre rive de la mer est un grand livre sur la mémoire – de l’existence, de l’histoire, des invisibles, des images, des livres aussi – qui en retirant au récit son ordre, son temps propre, en le diffractant à l’extrême, ne se limite pas à une expérience virtuose. António Lobo Antunes invente des voix pour exprimer la complexité d’un univers, ses contradictions et ses cohérences, pour en dégager une matière qui ressemble beaucoup à une mémoire commune. Car c’est là que se loge une part du génie de l’écrivain – transmuer le chaos de voix individuelles qui se compliquent et se complètent à l’infini en un espace mémoriel des expériences qui les dépasse et s’incorpore au lecteur. Et il faut bien le dire, peu d’écrivains parviennent à cette acmé bouleversante.