Fusils, fleurs et colonies

Le cinquantième anniversaire de la révolution des Œillets est l’occasion de la publication d’ouvrages consacrés à l’histoire du Portugal, considéré, comme l’écrivait Kipling dès 1896, comme un « petit pays, vestige à demi ruiné d’un grand empire d’autrefois ». Yves Léonard revient sur le cas Salazar, « dictateur d’ancien régime », tandis que Victor Pereira montre magistralement comment les années 1974-1976 furent le temps d’une entrée en démocratie difficile et contestée.

Victor Pereira | C’est le peuple qui commande. La révolution des Œillets (1974-1976). Éditions du Détour, 280 p., 21,90 €
Yves Léonard | Salazar. Le dictateur énigmatique. Perrin, 528 p., 26 €
Christian Mahieux et Patrick Silberstein (dir.) | Portugal. La révolution des Œillets. Syllepse, coll. « Utopie critique », 222 p., 15 €

Tout en offrant une synthèse des événements de 1974, Victor Pereira, connu notamment pour ses travaux sur l’histoire des immigrés portugais en France, ouvre sa focale et considère la période allant de 1961, avec la chute de Goa, colonie portugaise reprise par l’armée de l’Inde, jusqu’à 1976, qui marque la victoire de la démocratie. C’est le peuple qui commande a en outre la grande qualité de ne pas se tenir au-dessus des acteurs et de proposer des plongées dans les rues, les casernes et les usines, donnant corps à cette révolution, recouverte aujourd’hui d’une nuée de fleurs alors qu’elle fut une lutte sociale des plus âpres. La chronologie des années 1974-1976, jour après jour, au plus près du mouvement et des réactions qu’il suscita, nourrie par un ensemble de contributions diverses et accompagnée de reproductions d’affiches, contribue à faire connaître ce soulèvement social qui ne se résume pas à l’action de militaires, même si le poids de Salazar, le dictateur disparu pourtant en 1970, ne cesse, comme Yves Léonard le montre dans sa biographie, de peser sur la situation, notamment par son obsession coloniale. Ce Salazar qui, selon les mots de l’écrivain et médecin Miguel Torga cités par Yves léonard, « a vécu à froid, consciemment, sous une cloche de sévérité glacée, il a vécu en inspirant la peur ; et il est mort à froid, inconsciemment, dans une molle agonie prolongée, n’inspirant plus que de la pitié ».

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L’historien, quant à lui, ouvre et ferme son récit sur le constat de l’effacement dont la mémoire de la révolution des Œillets a été l’objet.

Victor Pereira comme Yves Léonard, et c’est l’une des originalités de leurs livres, pointent des éléments, parfois des détails, qui ensemble ne font pas seulement le récit de la fin du régime autoritaire portugais, mais histoire et mémoire de ces événements en 2024. Le biographe du « vieux monsieur de Lisbonne » insiste sur le fait que si « le salazarisme est mort avec Salazar, les séquelles sont encore bien présentes, teintées parfois de nostalgie ». L’historien, quant à lui, ouvre et ferme son récit sur le constat de l’effacement dont la mémoire de la révolution des Œillets a été l’objet. En ouverture, il souligne d’une part que la façade du siège de la gendarmerie dans le centre-ville de Lisbonne, où se réfugia Caetano, l’héritier de Salazar, le 25 avril 1974, a été ravalée et que les traces des rafales des militaires du MFA (Mouvement des Forces Armées) ont disparu, édulcorant l’événement. Il voit également dans la transformation en logements de luxe du siège de la PIDE, la police politique de l’État, et dans la simple apposition d’une plaque commémorative la volonté de minorer cette période et d’imposer l’image d’un mouvement pacifique et non violent ; or, toute son analyse montre que ces années 1974-1975 furent violentes : si seulement cinq personnes furent tuées en ces journées d’avril, la guerre qui se poursuivait en Afrique, comme les série d’événements jusqu’en 1976 (tentative de coup d’État, arrestations…), furent très dures. C’est d’ailleurs sur l’accroissement de cette violence que misait Henry Kissinger, considérant que le Portugal, « ce petit pays sans importance », en sombrant dans la guerre civile qui opposerait extrême droite, communistes et socialistes, pouvait jouer une fonction de « vaccin » en Europe : le chaos portugais pourrait « calmer » les autres pays d’Europe (en particulier l’Italie et la France) dans leurs velléités d’opter pour des régimes révolutionnaires. L’ambassadeur américain au Portugal eut, heureusement, une lecture différente et, plutôt que de nourrir les conflits et de favoriser une politique du pire, il appuya le Parti socialiste. Mais Victor Pereira clôt aussi son livre sur la situation politique actuelle et sur la place de l’extrême droite aujourd’hui au Portugal qui lui semble être un autre signe de l’effacement de la révolution des Œillets. D’où vient ce phénomène d’oubli, si ce n’est que la majorité des acteurs sont aujourd’hui disparus, tel le leader socialiste Mário Soares, mort en 2017 ?

Victor Pereira, C’est le peuple qui commande. La révolution des Œillets (1974-1976) Yves Léonard, Salazar. Le dictateur énigmatique Christian Mahieux et Patrick Silberstein (dir.) Portugal. La révolution des Œillets
Tract du Mouvement des Forces Armées ( 1974) © Collection personnelle/Syllepse

Si, dans les années 2000, la caractérisation du régime de l’austère universitaire catholique et professeur de droit António de Oliveira Salazar – président du Conseil depuis 1932 et jusqu’à ce qu’un accident vasculaire en 1968 l’oblige à transmettre le pouvoir à Marcelo Caetano –, et notamment la question de savoir s’il s’agissait d’un fascisme, a beaucoup occupé les esprits, C’est le peuple qui commande en témoigne, ce sont les pratiques du pouvoir autoritariste qui intéressent vingt-cinq ans plus tard les historien.ne.s. Car si Salazar n’engage pas le Portugal dans la Seconde Guerre aux côtés des forces de l’axe et ménage les alliés, comme le montre son biographe Yves Léonard, il est souvent masqué par son voisin Franco. Sans doute, c’est la question coloniale et la difficile sortie des guerres contre les désirs d’indépendance des peuples colonisés (Guinée-Bissau, Angola, Mozambique, Cap-Vert), même après le 25 avril, qui est la question centrale sur toute la période.

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Car, dans l’esprit de Salazar, Pereira le rappelle, le Portugal est différent des autres empires et en particulier du cas français. Les Portugais ayant été les premiers arrivés en Afrique, ils auraient fondé depuis cinq siècles des société métissée, un « lusotropicalisme » à la différence des autres empires. En reprenant à son compte la thèse du Brésilien Gilberto Freyre (1900-1987) qui soulignait une capacité d’adaptation particulière des Portugais aux tropiques, non par intérêt politique ou économique, mais par empathie, à la fois innée et productive, Salazar fait des colons et des armées coloniales une de ses armes. Or, ces guerres lointaines lassent les militaires, qui ne sont pas prêts au sacrifice pour conserver ces territoires. Ces guerres deviennent semblables au bourbier vietnamien pour les États-Unis. Si le régime maintient une forte censure concernant cet enlisement, l’information vient du dixième de la population qui a quitté le Portugal notamment pour la France – entre 1957 et 1974, 900 000 Portugais migrent en France) – et qui, lors d’allers-retours, rend compte de la dégradation de la situation. L’historien insiste aussi sur le fait que les acteurs du 25 avril sont issus du vivier colonial qui est traversé par des désirs de conspirations contre le pouvoir. Ces mouvements sont d’abord corporatifs au début des années 1970 – ces « guerres perdues » empêchent les vocations – puis ces désirs de conspirations adoptent un motif différent qui s’incarne dans le général António de Spínola et son cadet, l’officier Otelo de Carvalho, lesquels font entrer la guerre « at home », au Portugal. L’espoir d’une transition après le départ de Salazar, qu’aurait porté son successeur Caetano, a été rapidement déçu, et à gauche, autour du Parti communiste, comme à l’extrême droite, les critiques sont de plus en plus vives. 

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Alors que les militaires pensaient qu’il ne bougerait pas, le 25 avril, exaspéré par la dictature, le peuple descend dans la rue, se mêle aux militaires. Les œillets symbolisent cette fraternisation.

Le général António de Spínola, dit « le vieux », s’est porté volontaire en 1961 pour rejoindre Goa, et en 1968 a été nommé gouverneur de Guinée-Bissau où il mène une politique contre-subversive en cherchant à gagner les populations au moyen d’une politique culturelle et d’assistance sociale, pour contrer le charisme d’Abel Djassi/Amilcar Cabral, le leader des insurgés du PAIGC (Partido Africano da Independência da Guiné e Cabo Verde). Mais Spínola, qui prône une solution politique, est rappelé au Portugal par Caetano désapprouvant cette vision, que le général développe en janvier 1974 dans son livre Le Portugal et son avenir. Quant à Otelo de Carvalho, il est né au Mozambique, et sert comme officier à partir de 1970 en Guinée-Bissau sous les ordres de Spínola ; sa participation au « Congrès des combattants » lui vaut d’être muté au Portugal en 1973 ; le MFA lui confie l’organisation du coup d’État. En un mois, il prend des contacts et lance le 25 avril un coup d’État déclenché par la diffusion de la désormais célèbre « Grândola, Vila Morena », chanson de Zeca Afonso dont les paroles sont ouvertement révolutionnaires. 

Le livre de Victor Pereira montre ensuite comment ce qui n’était au départ qu’un coup d’État devient une révolution populaire, un mouvement social de grande ampleur. Alors que les militaires pensaient qu’il ne bougerait pas, le 25 avril, exaspéré par la dictature, le peuple descend dans la rue, se mêle aux militaires. Les œillets symbolisent cette fraternisation : les soldats passent dans le centre de la ville, au milieu des vendeurs de rue et notamment des fleuristes… Les heures passant, la population leur donne à manger, à boire, et des fleurs.

Victor Pereira, C’est le peuple qui commande. La révolution des Œillets (1974-1976) Yves Léonard, Salazar. Le dictateur énigmatique Christian Mahieux et Patrick Silberstein (dir.) Portugal. La révolution des Œillets
Portugal libéré, 25 avril 1974 (Lisbonne) © CC0/Bibliothèque nationale digitale du Portugal

À 11 h, le MFA fait une déclaration sans concession qui édicte un programme : « Considérant qu’après 13 ans de lutte dans les territoires d’outre-mer, le système politique actuel n’a pas réussi à définir une politique qui conduise à la paix entre les Portugais de toutes races et croyances ; considérant le climat croissant de détachement total des Portugais des responsabilités politiques qui leur incombent en tant que citoyens, dans le développement croissant d’une tutelle qui se traduit par un appel constant au devoir avec, en parallèle, une négation des droits ; considérant la nécessité d’assainir les institutions, en éliminant de notre système toutes les illégitimités que l’abus de pouvoir a légalisées ; considérant enfin la volonté des forces armées et la défense du pays ainsi que la liberté civique de ses citoyens le MFA proclame son intention de mener à bien jusqu’à son achèvement complet un programme visant à sauver le pays et à restituer au peuple portugais les libertés civiques dont il a été privé. À cette fin le MFA remet le gouvernement à une junte de salut national à laquelle il demande de s’engager, conformément aux lignes générales du programme du MFA, qui sera porté à la connaissance de la nation par le biais des médias, à promouvoir l’élection d’une Assemblée nationale constituante, dont les pouvoirs en raison de leur représentativité et de la liberté d’élection permettront au pays de choisir librement sa forme de vie sociale et politique. »

Spínola, lui, cherche à tirer profit de ce coup d’État ; c’est lui qui va au siège général de la gendarmerie obtenir la reddition de Caetano et ensuite dans la nuit prend la parole à la télévision. Il devient l’homme incontournable mais aussi incontrôlable : le MFA se méfiait de lui et avec raison, car il refuse de lire le programme préparé sur « l’autodétermination des colonies », lui préférant l’idée d’une fédération portugaise. Jusqu’en 1975, celui qu’on surnomme désormais « Spinochet » est écarté du pouvoir, il tente de revenir par un putsch le 11 mars. Spínola et un groupe armé investissent la base aérienne n° 3 de Tancos, lancent un raid aérien puis mènent une attaque terrestre sur la caserne du premier régiment d’artillerie légère (RAL1). Ce régiment, commandé par Dinis de Almeida, organise la neutralisation des putschistes et occupe l’aéroport de Lisbonne ; l’après-midi, l’intersyndicale appelle à la mobilisation populaire, des barricades sont érigée sur des routes, des piquets de travailleurs sont organisés sur les lieux stratégiques (banques, radio et télévision) et des grèves sont déclenchées. Periera décrit en détail cette mobilisation qui débouche sur la reddition des putschistes et sur la fuite du général Spínola en Espagne. Cette tension, comme le montre par son récit très clair l’historien, ne cesse pas. Il y a pour le Parti communiste et l’extrême gauche un désir fort de radicalisation qui ne peut se limiter à des nationalisations et à des planifications. Dans les chancelleries, notamment la française que Periera mobilise beaucoup, on craint une prise de pouvoir communiste.

Le MFA, comme le très jeune Parti socialiste, fondé en 1973 avec à sa tête Mário Soares, s’inquiètent du résultat des élections promises le jour du 25 avril. Leur portée est réduite et le rôle des députés élus consistera à écrire la Constitution. Le 25 avril 1975, les résultats rassurent : d’une part, la participation a été colossale (92 %) et le PS, au discours très anticapitaliste, arrive en tête avec 38 % ; viennent ensuite le PCP (12,5 % des voix) et la droite (8 %). Rien n’est pourtant gagné, et l’historien le montre à la fois en évoquant le point de vue à l’étranger, et en particulier en France, sur les divers événements et en focalisant son attention sur certaines luttes du début de l’été 1975 ayant pour revendications l’augmentation des salaires, les congés payés et l’épuration des anciens cadres des entreprises suspectés d’avoir été des informateurs de la police politique. Victor Pereira s’attache au cas d’une entreprise de textile française installée au Portugal, propriété d’un Girondin, Pierre Lardat, et employant une cinquantaine de femmes. À la manière de Xavier Vigna dans son étude sur l’Insubordination ouvrière (2007), il montre comment une tentative de « saboter la Révolution » en voulant récupérer le matériel débouche sur la séquestration du patron et surtout sur des formes d’autogestion et de contrôle ouvrier.

On voit ainsi au fil des pages, servies par un réel talent d’écriture, en parallèle l’histoire des conflits idéologiques (avec la menace permanente d’un retour de l’extrême droite et des nostalgiques de Salazar) et l’invention d’un nouveau Portugal, un pays démocratique, une démocratie qui n’a pas comme seul lieu l’usine, mais aussi les familles et les sociabilités. Émergent des mouvements de femmes, des collectifs d’homosexuels qui, comme l’ouvrage dirigé par Christian Mahieux et Patrick Silberstein le développe, soulignent combien la révolution des Œillets a été, pour paraphraser Maurice Clavel, un véritable « soulèvement de la vie ». 

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