Le Questionnaire de Bolaño : Lídia Jorge

Régulièrement, En attendant Nadeau interroge un écrivain par le biais du « Questionnaire de Bolaño », créé par Emmanuel Bouju, à partir du dernier entretien du grand écrivain chilien donné à Playboy. L’une des grandes voix de la littérature portugaise, prix Médicis étranger cette année, y répond : Lídia Jorge.


Quel est le premier mot qui vous vient à l’esprit ?

Aurore.

Quelle est la différence entre ce mot et le mot « écrivain » ?

Il n’y a pas de différence.

Qu’est-ce que la littérature française ?

Un pan considérable de la Littérature Universelle.

Camões, Álvaro de Campos ou Gonçalo M. Tavares ?

Gonçalo M. Tavares, parce qu’il est encore en construction.

Que pensez-vous de la « littérature mondiale » ?

Si cela signifie une littérature sans racines régionales, écrite dans les nuages pour s’adresser au monde entier, j’en doute. Je la soupçonne pensée en langue anglaise pour être versée directement à Netflix.

Emily Dickinson, Kafka ou Kae Tempest ?

Bon, Emily Dickinson est la plus grande des poètes américains, Kafka l’auteur de fiction le plus important du roman moderne, mais je préfère Kae Tempest parce qu’on vient de me dire qu’au-delà de tout ça iel serait aussi pilote d’avion et cheffe. Je tombe à genoux devant la diversité de ses talents.

Bruce Springsteen, Rihanna ou Godspeed You! Black Emperor ?

Bruce Springsteen, bien sûr. C’est quelqu’un de mon époque, à mon goût et aussi de ma taille.

Questionnaire Lidia Jorge
Scène de rue (Lisbonne, 1943) © CC0/WikiCommons

Quel est le meilleur roman d’António Lobo Antunes ?

Le manuel des inquisiteurs. Rares sont ceux qui sont capables de décrire l’âme profonde d’une société totalitaire comme celle du Portugal sous Salazar. Milan Kundera aussi l’a fait pour son pays sous le joug soviétique. Je les mets au même niveau.

Si vous l’aviez connu, qu’auriez-vous dit à Pessoa ? 

Je lui aurais posé une question pour moi ancienne : pourquoi avez-vous créé Ricardo Reis et son amante Lídia, pour les unir en un dialogue si mélancolique ? J’avais treize ans quand je l’ai découvert. À cette époque-là, Lídia c’était moi, et j’en ai pleuré de tristesse. 

Et à Salazar ?

Vade retro !

Avez-vous déjà versé des larmes à cause de critiques adverses ?

Pas du tout. J’ai pris le conseil de Virginia Woolf. Si une critique est bonne, on la lit lentement. Si elle est négative, on doit la lire rapidement.

Avez-vous déjà ressenti la faim féroce ? Le froid jusque dans la moelle des os ? La chaleur qui coupe le souffle ?

Tous les trois et ce n’est pas bon. Sauf que l’on apprend pour le reste de la vie.

Avez-vous déjà marché dans le désert ? Si oui, pourquoi ?

Je n’ai pas marché pieds nus sur le sable, j’ai seulement traversé en voiture des territoires déserts, en Afrique, au Mozambique. Pas mal du tout. Je devais aller chez le médecin et je ne pouvais pas prendre l’avion pour aller du nord au Macuti.

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Avez-vous déjà vu des poissons multicolores dans l’eau ? 

Ceux que j’ai vus étaient argentés, des bancs immenses. Des bijoux mouvants.

Avez-vous déjà gravé quelque nom ou message sur un tronc d’arbre ou un mur ? 

Oui, jadis, en dernière année du lycée, sur un mur, en réponse à une phrase écrite en grands caractères, j’ai gravé avec l’aide de mes amies : Je ne crois pas, l’amour est silencieux [Não acredito, o amor é silencioso]. 

De quoi vous souvenez-vous de votre enfance ?

De la floraison des amandiers, comme aujourd’hui, le premier février 2024. Autour de la maison, le monde était blanc et rose. Aujourd’hui aussi, et l’année prochaine, et la suivante, et la suivante, et pour toujours ainsi. Mon enfance. 

Quelle est votre équipe de football favorite ?

Sport Lisboa e Benfica. Même quand ses présidents sont des voleurs et vont en prison, ou vivent exilés pour échapper à la justice. En ce moment, ça peut aller…

À quels personnages de l’histoire universelle aimeriez-vous ressembler ?

J’aimerais faire partie d’un peuple de résistance aux envahisseurs, comme « Les Frères de la forêt » dans les Pays baltes pendant la Seconde Guerre mondiale. Ou, maintenant, le peuple ukrainien. C’est ambitieux, et en même temps vague. Être un peuple entier, ça veut dire, participer de leur courage.

Questionnaire Lidia Jorge
« Les Frères de la forêt », partisans lituaniens (Biržai, 1952) © CC0/WikiCommons

Avez-vous beaucoup souffert par amour ? Par haine ?

Oui, par amour. Merveilleuse jeunesse pendant laquelle on apprend tout ce qui est essentiel. 

Les listes de ventes de vos livres sont-elles pour vous un sujet de préoccupation ?

Oui, bien sûr. Je pense à toutes ces personnes qui se consacrent à éditer les livres en sachant qu’elles doivent bien survivre. Et moi aussi.

Vous arrive-t-il de penser à vos lecteurs ? En quels termes, par exemple ?

Seulement quand ils sont devant moi, que les lecteurs sont en chair et en os. Je crains toujours de les offenser.

De tout ce que vos lecteurs vous ont dit, qu’est-ce qui vous a le plus touchée ? 

Une jeune étudiante m’a raconté ceci : « J’ai manqué mon avion alors que j’étais assise devant la porte d’embarquement, tellement j’étais plongée dans la lecture du Rivage des murmures. Ça a été très compliqué de trouver un autre vol, et pourtant je ne le regrette pas. Merci. »

Qu’est-ce qui provoque l’ennui chez vous ?

La description infinie des recettes de cuisine entre femmes : le sel, la farine, le sucre, la température, les épices, les secrets de la sauce, tout cela répété indéfiniment, mélangé à la vie des stars de la télé, leurs amours, leurs divorces – et le dessert, et le gâteau, et le rôti…

Écrivez-vous à la main ou seulement sur ordinateur ?

Je suis un être de transition, j’ai besoin du vieux crayon et du papier, et en même temps de l’écran et du clavier. Mes doigts courent de l’un à l’autre.

En compagnie de qui aimeriez-vous vous retrouver dans l’au-delà ?

De ma grand-mère Maria das Dores, pour qu’elle me protège de ses bras face à Dieu.

Avez-vous cru, à un moment ou à un autre, verser dans la folie ?

Plus fréquemment que le médecin ne le conseille.

Qu’est-ce qui vous fait encore pleurer ?

La mort des enfants. Leurs malheurs, leurs blessures, leur faim, leur peur devant les missiles. Maudits soient pour toujours ceux qui les provoquent et les déclenchent.

N’enlèveriez-vous pas quelques pages à la Recherche du temps perdu ?

Il n’est pas besoin d’arracher des feuilles, on peut simplement passer par un petit temps de sommeil et poursuivre. Comme ça, on est dans le meilleur des deux mondes – on garde intacte une œuvre majeure et aussi l’amour pour la lecture au temps de la vitesse paranoïaque.

Que dites-vous de ceux qui pensent que Houellebecq est le grand auteur de notre temps ? 

Je pense que ce sont les disciples de Houellebecq.

De qui suivez-vous le plus les conseils quand il s’agit d’écrire ?

Emerson conseille : n’imitez pas, soyez vous-même.

Quel écrivain lusophone admirez-vous le plus profondément ? Et non lusophone ?

Tel un chauffeur de taxi de Lisbonne, j’admire Luís de Camões. Tel un vendeur de pêches à Rome, j’admire Dante.

Peut-on sauver le monde ?

Qui parle des catastrophes a le devoir de présenter les moyens du salut.

Avez-vous confiance ? En quoi ?

Si au début était le Verbe, en craignant la fin, on doit utiliser jusqu’à l’épuisement la force des paroles.

Qu’évoque pour vous le mot posthume (posthumus) ?

Exactement ce qu’il veut dire : que l’organique devenu pourriture se transforme en engrais, et l’engrais en arbres, en herbes, en fleurs. La chaîne de la vie est devant nous, hommes et femmes. Mais le poète brésilien Mário Quintana a fait écrire sur son tombeau : Je ne suis pas ici ! 

Qu’est-ce que vous auriez aimé être au lieu d’écrivain ?

J’aurais aimé être chanteuse, sans l’aide d’un micro.

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