En 2021, nous avions salué le premier livre traduit en français de l’écrivaine portugaise Isabela Figueiredo, Carnet de mémoires coloniales. Le deuxième, La grosse, a été peu repéré lors de sa parution l’automne dernier. C’est pourtant un livre puissamment étonnant, comme le dit pour EaN l’écrivaine Gaëlle Obiégly.
Ce livre est comme une maison. Une habitation avec plusieurs entrées. Qui vit là ? Qui l’a visitée, nettoyée, aménagée, fréquentée ? Chaque chapitre correspond à une pièce de la maison. On entre simplement dans le récit par la porte d’entrée. On y entre aussi par la chambre de célibataire ; la salle de séjour ; la salle de bain, etc. Chaque fois, la même réalité est reprise, dite autrement. C’est l’histoire d’une famille, l’histoire d’une famille de colons portugais ayant quitté le Mozambique ; l’histoire d’une épouse qui essaie de faire tenir l’Afrique dans un modeste pavillon ; l’histoire d’une adolescente obèse et moquée ; l’histoire d’une passion amoureuse réduite par le conformisme ; l’histoire d’une fille éloignée de sa mère pendant dix ans et quand elles se retrouvent, elles ont changé. Elles ne se comprennent plus. En quoi se sont-elles transformées ?
La fillette est devenue une grosse femme. Ses années de collège l’ont changée en grosse et hideuse fille. « L’adolescence est un puits profond de cruauté, antichambre du reste de notre vie, d’où l’on ne sort jamais sans de lamentables traces de coups. » Le rejet, les moqueries que Maria Luisa, la grosse, suscite alors laissent une trace indélébile. Persuadée qu’on ne l’aime pas, elle s’interroge à maintes occasions sur la définition de l’amour. En observant ses parents, un couple qui s’est fabriqué au fil du temps, sans amour au départ, elle se demande s’ils font encore la chose.
Convoqués dans le récit, les parents en modifient l’expression. Comme s’ils étaient réellement présents, ils affectent le langage de la narratrice. Elle cache certains mots, elle se contient, rétracte sa sensualité, afin de rester leur petit enfant. Nous avons fait sa connaissance dans Carnet de mémoires coloniales. On se souvient de la fillette tout de blanc vêtue observant horrifiée la société coloniale dont ses parents sont de modestes éléments. Adulte, elle fait revenir, mais dans une modeste maison, la vie grasse des colons au Mozambique. Aucune entrave, alors. Tout leur était permis.
De cette existence révolue demeurent les souvenirs et le mobilier. Comment faire entrer toute cette ancienne vie africaine dans un trois-pièces au Portugal ? Il faut démonter, découper, plier, empiler. Il en va des meubles comme des situations relatées par une narratrice elle-même physiquement réduite. Si elle n’est plus la grosse qu’elle est devenue ayant quitté à l’âge de treize ans le Mozambique au moment de l’indépendance du pays, elle ne cesse de se débattre contre cette condition. C’est une enseignante, à présent ; c’est une femme responsable qui nous a ouvert la porte. Avec autant d’intelligence que de gros parlage, elle raconte l’histoire de sa famille de colons portugais dont elle décrit la maison et les corps. Tout au long de ce récit, nous sommes au plus près d’une femme qui peut cacher son origine mais qui ne peut pas cacher son poids et, avec une impudeur hardie, les expose ensemble intensément. Malgré tous ses efforts pour être objet de désir, elle est privée d’amour. L’amour, son idée fixe, qu’est-ce, au fond ? « Peut-être consiste-t-il à regarder en riant le visage de la personne aimée, à la laisser vous dire que vous êtes bête, puis à se lever, à la prendre dans ses bras et à lui donner un baiser. Rien de plus. » C’est une réflexion qui lui vient dans la chambre des parents dont elle ne s’est jamais voulue l’égale, renonçant au statut de grande personne. Elle les nomme maman et papa ; instaure de la sorte avec nous autres un rapport quasi familial, une relation de frères et sœurs cohabitant dans la même maison.
Dans la salle de bain, les évocations touchent les corps nus. Elle a amputé son corps afin de plaire, c’est la première chose qu’elle nous a dite : qu’à la suite d’une gastrectomie, elle avait perdu quarante kilos. Cette énorme perte de poids crée un trouble identitaire. Il y a l’identité affichée et l’identité intérieure. Le livre commence là, juste derrière la porte d’entrée, la narratrice nous annonce qu’elle n’est plus la grosse. Bien, qui est-elle alors ? Contredisant d’emblée son titre, le livre s’ouvre par la mention d’une opération chirurgicale ayant pour but de réduire le volume d’un corps. Un autre corps advient et c’est ce dernier qui nous a ouvert la porte.
À l’image du titre, le texte est caractérisé par une écriture crue. On pense à Violette Leduc. Tout autant descriptif que narratif, il juxtapose des situations où la vie est compressée. Par exemple, le philodendron croît et envahit de ses énormes feuilles la salle de séjour d’une taille bien moindre que la jungle dont il provient. La bouture a fait le voyage dans le sac de la mère quittant le Mozambique devenu indépendant. La fille les a en horreur, ces énormes feuilles. Elle les regarde de près, comme toute chose, comme tout être de son environnement. Son corps ayant, comme la plante, pris un volume considérable, elle est serrée dans tout, elle manque de place. La table de la salle à manger, rapportée du Mozambique, ne rentre pas dans le nouvel espace. Quant à la narratrice, elle est à l’étroit dans sa famille, qu’elle aime pourtant, et la société des Blancs, ex-colons la plupart. La description des choses jalonne le texte et suggère une continuité avec le corps de la narratrice, tout aussi contraint qu’une jungle dans une salle de séjour.
« Apporter la jungle à la maison exigeait un travail insensé. » La seule à ne pas cacher sa folie, c’est Maria-Luisa. Son tourment excessif parcourt le texte, tressé de situations, de pensées, de mini poèmes existentiels, d’époques ; coloniale et postcoloniale. Dans Carnet de mémoires coloniales, Isabela Figueiredo racontait son enfance au Mozambique, son lien très fort avec les Noirs et son dégoût des Blancs, aussi bien hommes que femmes, racistes, sexistes et violents. À présent, elle est retornada, c’est-à-dire née dans une ex-colonie mais vivant au Portugal. Ce qui fait la force de ces deux livres tient à leur intimité radicale qui sonde l’histoire coloniale dans tous ses plis. La grosse suscite une immense affection.