Trois histoires d’oubli rassemble trois portraits d’hommes aux lisières : un capitaine au long cours devient sédentaire, un homme venu d’Angola tâche de s’enraciner à Lisbonne et un esclave cherche refuge dans une cabane à lecture. Djaimilia Pereira de Almeida, née en Angola, a grandi et étudié à Lisbonne. L’un des trois récits, Marée montante, donne de cette ville une image atemporelle, bercée par l’Atlantique dont la traversée a changé l’histoire du Portugal. À la fois d’ici et d’ailleurs, l’œuvre de cette autrice est portée par une écriture singulière où affleurent philosophie et poésie.
La vision des plantes est l’histoire du capitaine Celestino, personnage inspiré d’un récit de l’écrivain portugais Raul Brandao : Les pêcheurs. Après une vie en mer à se livrer au commerce d’esclaves, il se consacre corps et âme à son jardin. La compagnie des plantes, plus que celle des humains, voilà ce que recherche cet homme taciturne. Brume, héros éponyme du dernier récit, est son pendant : un esclave. Il possède une clé d’évasion hors norme pour un homme de sa condition : il sait lire. Djaimilia Pereira de Almeida cite en exergue un autre auteur portugais, José Maria Eça de Queiroz, lequel évoque les histoires françaises qu’on lui racontait dans son enfance et l’absence de récits sur les navigateurs portugais. « Mon nègre me lisait aussi de tristes contes de mer. » C’est ce « nègre » qui est au cœur du récit, autodidacte à la faveur des papiers qu’un esclave plus âgé laissait traîner à dessein. La lecture et la compagnie de la forêt lui procurent les moments les plus lumineux de son existence. Entre les deux, il y a Boa Morte (littéralement « Bonne Mort »), le personnage central de Marée montante : après avoir combattu aux côtés des Portugais pendant la guerre d’indépendance de l’Angola, sa terre natale, il s’établit à Lisbonne, où il subsiste grâce à un petit boulot et un potager partagé. Pendant ses heures de loisir, il écrit, voyage en train ou passe du temps avec Fatinha, une Santoméenne sans âge et sans logis.
Les personnages de Djaimilia Pereira de Almeida, qu’il s’agisse de Mila, née à Luanda, ou du capitaine Celestino, natif du Portugal, ont toujours le cœur entre deux eaux.
Boa Morte s’adresse fréquemment à sa fille Aurora, qu’il a très peu connue et ne reverra pas ; initialement, il écrit pour elle, puis il renonce pour ne pas lui transmettre sa guerre, qui le hante comme une hyène et qu’il cherche en vain à oublier. De même, le capitaine Celestino, malgré les gestes répétitifs et les résultats gratifiants du jardinage, ne parvient jamais à se débarrasser de certains fantômes, une femme noire et une petite fille hollandaise qu’il a livrées, l’une en mer, l’autre sur terre, à une mort certaine. Lui aussi cherche d’abord à narrer ses exploits de pirate à un public d’enfants ravis, puis cesse. Dans le cas de l’esclave Brume, que reste-t-il de sa vie, essentiellement vécue par procuration, en observant les maîtres ou en racontant des histoires à leur enfant, à part une référence au détour d’une phrase de roman ? La transmission, en fin de compte, ne peut pas davantage être maîtrisée que la mort. On pense au premier livre de l’autrice, Esse Cabelo (non traduit, 2015). Ce livre, dont le titre français serait Ces cheveux (l’histoire tragicomique d’une chevelure crépue qui a traversé les frontières), est un récit en partie autobiographique dans lequel la narratrice, Mila, tente de retracer son histoire familiale et de mieux cerner son identité, notamment par le biais de sa volumineuse chevelure, des soins qu’elle demande et des réactions qu’elle suscite. Un sujet moins frivole qu’il n’y paraît : qu’ont transmis les générations antérieures à la narratrice, au-delà de ces cheveux crépus ? Et qu’est-ce que cette chevelure dit non seulement de la narratrice et de sa famille, mais du monde dans lequel ils évoluent ?
Car les personnages de Djaimilia Pereira de Almeida, qu’il s’agisse de Mila, née à Luanda, ou du capitaine Celestino, natif du Portugal, ont toujours le cœur entre deux eaux. Au milieu des plantes grimpantes, Celestino croit entendre des cris de singes. Même la commode en acajou commandée par sa mère est faite du bois d’un arbre des jungles du Pará ; il est impossible de séparer le Portugal du reste du monde. Brume, même dans le platane qui lui sert de cabane, porte toujours en lui le souvenir de Bahia. Et que dire de Boa Morte, qui a rejeté sa vie de soldat angolais et se sent portugais ? Il se fait traiter de « bois d’ébène », de « bâton de réglisse » par un homme qui le rosse, plus hostile que la plupart des Lisboètes qui passent en faisant mine de ne pas le voir. Il retrouve sa dignité d’être humain grâce à son chien Jardel et à quelques habitants du Chiado, « loin de la jungle où il était né, origine à laquelle ne le ramenaient pas les animaux sauvages [du cirque], car il ne voyait pas en eux des bêtes, mais des masques dans le jardin de ses peurs ». Masques, fantômes, épouvantails : les personnages de Trois histoires d’oubli sont aussi entre vie et mort, entre apparence et réalité.
Ce qui frappe dans l’écriture de Djaimilia Pereira de Almeida, c’est cette propension aux phrases qui prennent le temps des détours, se déployant en volutes comme une fumée ou une plante déroulant ses ramifications. Des phrases qui s’égarent presque, comme la mémoire déclinante du capitaine Celestino ou la raison vacillante de Brume, et semblent restituer la texture du temps lui-même. Car c’est bien le temps qui est au cœur des trois nouvelles, obsédant le vieux capitaine : « Il craignait de devenir fou à cause du passage des heures, de la cadence des vagues, le sablier au fond de chaque chose lui opposait un défi ». C’est pour tâcher d’apprivoiser ce temps, avec ce qu’il peut avoir de cyclique, que Boa Morte s’adonne lui aussi au jardinage : « Le temps lave intérieurement même des assassins comme ton père. C’est lui mon ange gardien dans la vie, mon temps, main qui me pousse. Il m’invite à travailler la terre, il est à lui seul la science de notre potager ». Le temps du récit, celui de la rêverie, voilà le peu que Brume peut considérer comme sien ; la naissance d’un enfant dont il sera le conteur lui procure de rares libertés : « Il se baigna nu dans la rivière et se sécha au soleil comme maître de son temps. »
Il y a aussi quelque chose de l’ordre de la maison d’âme, de la chambre à soi, dans ces récits. La maison et son inséparable jardin maintiennent en vie le capitaine Celestino ; les plantes, excellente métaphore du temps dans ce qu’il a de plus organique, sont à la fois sa servitude et sa rédemption. Boa Morte se confond avec la rue Antonio Maria Cardoso, avec Lisbonne dont il se dit le cœur et le centre ; sa fascination pour Fatinha vient sans doute de ce qu’elle reconstruit inlassablement son palais de pacotille, comme si le temps n’avait pas de prise sur elle. Pour Brume, c’est la perte de sa cabane dans la forêt, si dérisoire soit-elle, qui le plonge dans une infinie douleur, plus que les mauvais traitements, l’indifférence ou l’éloignement de son Brésil natal. S’ils ont une patrie, une maison, celles-ci n’entrent pas dans les catégories habituelles, au même titre que Mila, dont « le pays d’origine est les cheveux de [s]a grand-mère ».
Il y a aussi quelque chose de l’ordre de la maison d’âme, de la chambre à soi, dans ces récits.
Ces histoires sont autant de miroirs, car la question de la conscience, de l’identité vue par soi-même ou par les autres, est un thème essentiel. Celestino, borgne comme il sied à un pirate, est aussi celui qui a bandé les yeux de la petite Hollandaise, ces yeux qu’il ne verra plus jamais. Lui qui a regardé avec indifférence hommes, femmes, enfants et bêtes mourir de ses mains voit désormais les morts mais ne se voit pas mourir. Si les plantes lui procurent des visions, elles sont aussi celles qui assistent sans émotion à son déclin. Boa Morte a une hernie au nombril, comme une manifestation physique de la rage guerrière qui menace parfois de le submerger, qu’il ravale avec sa douleur. Mais il est aussi celui qui souhaite être avalé par la ville, par le fleuve, ou les deux. « La vue le voyait » : il s’oublie dans des voyages en train au cours desquels il ne voit plus la ville tandis qu’elle le voit, selon une logique voisine de ce qui arrive au capitaine Celestino. Brume est pour sa part, en tant que serviteur, éternel spectateur et en même temps celui qu’on ne voit pas. Il se confond avec les livres qu’il connaît par cœur, avec la cabane dans la forêt, refuge à la fois réel et imaginaire, précisément comme un livre.
Refuge ou prison ? L’idée est de faire preuve d’une forme de résilience, d’autosuffisance. « Ma chevelure a survécu à toutes sortes de perturbations, comme une plante dont le terreau survit à la destruction du vase », déclare Mila dans Esse Cabelo. La métaphore végétale traverse toute l’œuvre de Djaimilia de Pereira ; Fatinha est « un olivier centenaire planté à côté de l’arrêt du tramway » et les trois hommes des trois récits observent le cycle de la vie qui s’incarne dans les feuilles mortes : « Le repos de Brume était moins que l’idée d’une phrase. Le vent s’en vint et se fit, une nouvelle fois, automne. Comme une feuille morte, ses cheveux changèrent de couleur – les saisons comme autant de paragraphes, de pas et de questions au bord de la rivière, une sieste durant cinq après-midi, ou quatre-vingts. » Fragile équilibre, car on ne peut pas non plus vivre entièrement coupé du monde, de la même façon que la personne qui écrit ne peut faire fi de celles qui la lisent.
Tout finit entre terre et eau, près de cet Atlantique qui tout à la fois sépare et relie le Portugal et ses anciennes colonies : celui qui n’est plus que l’ombre d’un capitaine voit une dernière fois la mer en compagnie d’un jeune homme « qui ne demandait rien tant que de se trouver aux côtés d’un authentique pirate ». Ils échangent à peine quelques mots, le vieillard faisant face – enfin – à son passé et le garçon à son avenir. Boa Morte rêve d’emmener Fatinha à la plage, passe la nuit du Nouvel An avec elle au bord du Tage et trouve la force de disparaître dans la foule des voyageurs du métro, dans le ventre de la ville, après un voyage « sur les berges empuanties du Jamor », près de l’embouchure du Tage, aux confins les plus océaniques de cette « dernière marge » qu’est Lisbonne, selon l’expression d’Antoine Volodine. Quant à Brume, s’étant fait de la solitude une compagne de cœur, il s’imagine plonger avec elle dans l’Atlantique : « Dans l’eau, au gré de la marée, son amie était homme, femme, sœur, père, mère, la vie entière, ils criaient à pleins poumons, autant qu’ils le pouvaient, la lune les éclairait, bleus l’un et l’autre. Nus, au bord de l’eau, personne ne les aperçut, personne ne les remarqua. Pourquoi avoir eu si peur, si longtemps, lui qui avait passé sa vie à courir le monde, pourquoi tant de coups de fouet si tout devait finir par une conversation sur la plage ? » Toute l’œuvre de l’autrice portugaise se tient ainsi aux lisières, entre vie et mort, conscience et mémoire, identité et altérité.