Quoi de neuf sous le soleil de Mexico ?

Dans Le cinquième soleil, l’historienne américaine Camilla Townsend dresse un panorama chatoyant des sociétés anciennes du Mexique central. En partant d’une documentation rédigée en nahuatl, la langue vernaculaire des Mexicas, elle entend renverser le schéma narratif traditionnel dicté par les chroniqueurs espagnols et offrir aux lecteurs une « autre histoire des Aztèques ».

Camilla Townsend | Le cinquième soleil. Une autre histoire des Aztèques. Trad. de l’anglais par Sylvie Taussig. Albin Michel, 398 p., 26 €

L’histoire des Aztèques a longtemps été rédigée à partir de rapports de fouilles archéologiques et d’histoires générales des Indes produites par des religieux en castillan. La vision qui s’en dégageait était effrayante, fascinante, incompréhensible : murs de crânes, pyramides multicolores dégoulinantes de sang, couteaux noirs d’obsidienne, divinités d’un zoomorphisme monstrueux. Pour briser cette image de l’Aztèque qui prévaut toujours dans certains manuels scolaires et documentaires sensationnalistes, Camilla Townsend se fixe sur une autre source, les xiuhpohualli. Ces annales de tradition préhispanique, peintes en images, destinées à être mémorisées et déclamées lors de rassemblements publics, narrent d’année en année les hauts faits des dynasties régnantes. Après la conquête, la tradition est prolongée par des intellectuels métis. Pour celui qui sait les lire, elles livrent un autre regard, interne, autrement plus fin sur les peuples mésoaméricains. 

L’originalité des xiuhpohualli coloniaux est d’avoir été formulée en langue nahuatl mais dans un alphabet latin. Le caractère hybride de l’écriture rend ces chroniques difficiles à manier car cela implique non seulement de savoir déchiffrer et lire le nahuatl ancien – une gageure – mais aussi de pouvoir interpréter des histoires au contenu très éloigné des conventions occidentales. Les xiuhpohualli regorgent de formules poétiques, de conversations et de chants dont la teneur et le phrasé sont délicats à restituer. 

Le corpus que convoque Camilla Townsend n’a rien d’inédit (voir p. 374-391). Il était déjà connu des érudits mexicains de la fin du XIXe siècle. Il fut traduit et étudié par les ethnohistoriens et nahualistes nord-américains (en particulier James Lockhart et son école dont se réclame l’auteure) et mexicains dans les années 1980-1990 mais ces travaux avaient été peu diffusés au-delà des cercles de spécialistes. En France, nous connaissions les travaux – non cités – de Jacques Soustelle, Jacqueline de Durand-Forest ou encore Serge Gruzinski dont le dernier opus traite justement de la révolution alphabétique des élites indiennes. Les éditions Albin Michel ont fait le choix judicieux de traduire Fith Sun: A New History of the Aztecs, originellement édité en 2019 aux Presses de l’université d’Oxford, livre que je qualifierai d’histoire nord-américaine de l’histoire aztèque. 

Camilla Townsend, Le cinquième soleil
Une page du Codex Cospi © CC BY SA 4.0/Chaccard /WikiCommons

Plutôt que de produire une chronique linéaire des événements marquants des dynasties royales – vite fastidieuse –, Camilla Townsend privilégie un récit dynamique où alternent histoire politique des alliances conclues entre les cités États et digressions sur les modes de vie, l’urbanisme, l’organisation des espaces domestiques, l’art culinaire, le rapport aux divinités ou encore le déroulement des sacrifices. Elle retranscrit et traduit avec rigueur des dialogues et des chants ; elle recourt, à des fins pédagogiques, à des anachronismes (pas toujours) contrôlés ; elle pratique des excursions historiographiques en soulignant les lectures erronées faites des événements narrés. Cette écriture polyphonique fit le succès outre-Atlantique du Cinquième soleil qui a reçu le prix de littérature historique Cundill de l’université Mc Gill. On salue la qualité de l’appareil critique, du travail éditorial (carte, généalogie) et de la traduction signée Sylvie Taussig. 

L’architecture générale du Cinquième soleil repose sur huit chapitres diachroniques qui embrassent une périodisation inhabituelle. Le lecteur monte dans le vaisseau du temps à la fin du XIIIe siècle, traverse les siècles à pleine voile et débarque au début du XVIIe siècle, au moment où la mémoire des grandeurs Mexicas est sur le point de s’éteindre. La chronologie retenue enjambe l’épisode de la Conquête. Présentée comme une rupture majeure dans le canon de l’Histoire universelle, l’année 1521 est ici ramenée à une proportion plus mesurée, une étape supplémentaire de la longue histoire des Mexicas. La prise de Tenochtitlan par les troupes d’Hernan Cortés n’est ni la fin totale d’un monde (aztèque), ni le commencement absolu d’un nouveau (chrétien et castillan). Malgré la défaite, les dynasties nahuas ne sont pas tombées en quenouille ; affaiblies, elles ont perduré vaille que vaille. Les populations, décimées par la variole et le travail forcé, ont survécu en s’adaptant de manière pragmatique à la nouvelle géopolitique imposée par la monarchie catholique. 

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Chaque chapitre s’ouvre sur une des magnifiques peintures du Codex Mendoza. Ici, des chefs assis sur des nattes en train de discuter (une volute de parole s’échappe de leur bouche) ; là, un homme armé de sa lance allant à la guerre ; plus loin, une jeune femme appliquée à tisser un huipil. On entre ensuite dans un récit tiré des annales mais librement adapté. Camilla Townsend revendique une certaine dose d’imagination, « à condition d’avoir pris soin d’accumuler autant de connaissances que possible ». Par exemple, l’exergue du chapitre 3 plante le décor dans le palais royal de Tenochtitlan en 1479 : un jeune noble de Chalco, Serpent Rutilant, richement paré, s’apprête à être sacrifié. Accompagné de ses musiciens, il se met à danser et à chanter « la chanson de la femme de Chalco ». Les allusions sexuelles affleurent. Le roi Axayacatl est sous le charme. Serpent Rutilant sera épargné et deviendra l’un des amants du roi. Vient ensuite un paragraphe passionnant sur la sexualité des Mexicas. 

Les deux premiers chapitres sont centrés sur la longue migration de ces peuples guerriers venus du sud-ouest des États-Unis actuels à la recherche de terres fertiles, un prétexte pour remonter au peuplement du continent il y a 13 000 ans, à la domestication du maïs, aux premières cités olmèques et mayas. La fondation de Tenochtitlan, au début du XIVe siècle, marque une nouvelle étape ; cette cité guerrière prospère à la faveur d’alliances passées avec les autres villes et scellées par des mariages. Sous le règne de Moctezuma (chapitre 3), Tenochtitlan, où vivent plus de 50 000 âmes, se dote d’un solide appareil d’État qui repose sur une fiscalité centralisée et une armée permanente. 

Camilla Townsend, Le cinquième soleil
Première page du Codex Mendoza (XVIᵉ) © CC0/WikiCommons

Au plus haut de la puissance de la dynastie tenochca, entrent en scène les « étrangers » (chapitre 4). Mais la part belle ne revient pas à Cortés mais à la Malinche, dont le rôle fut minimisé dans la correspondance cortésienne. Plus qu’un simple jouet sexuel, doña Marina fut pour le conquistador à la fois une traductrice, un truchement, une guide cruciale pour s’orienter, nouer des alliances et percer le mystère de mœurs indéchiffrables. Sans elle, pas de conquête possible. 

Équipée de sa focale aztèque, Camilla Townsend filme la conquête en version remastérisée (chapitre 5). À leur première apparition, les chevaux sont décrits comme « d’énormes quadrupèdes vingt fois plus forts que des cerfs » ; et le frère évangélisateur « portait un costume différent des autres, avait des gestes singuliers et murmurait des sortes de prières en aspergeant d’eau chaque nouvel arrivant ». 

Trois générations  rythment les chapitres suivants. Les années 1520-1550 (chapitre 6) sont celles du tribut, de l’encomienda et de la monogamie imposés par le feu et la force. Les populations autochtones sont décimées. Suivent les années 1560 (chapitre 7) qui cristallisent les tensions entre les encomenderos et la Couronne, entre la plèbe indienne et les gouverneurs Indiens, ici Martin Cortés, fils du conquistador et de doña Marina. Les discordes se muent en émeute ; la peur d’une rébellion généralisée s’ajoute à la fièvre obsidionale. La troisième génération (les petits-enfants, chapitre 8) voit l’arrivée de la traite négrière. Mexico compte au début du XVIIe siècle plus de 12 000 Noirs, certains s’affranchissent, s’unissent aux Indiennes et s’organisent en confréries. Au cours d’une fête racontée par Chimalpahin, Noirs et mulâtres procèdent à un simulacre de couronnement. Les Espagnols prennent peur, la répression s’abat, 29 individus sont décapités. L’autre histoire des Aztèques se termine au mitan de l’époque coloniale. On reste un peu sur sa faim. Pourquoi ne pas tirer davantage le fil du récit ? Que se passe-t-il ensuite ?

À la quatrième génération, le soleil aztèque décline et semble terminer sa course derrière la ligne d’horizon. Passée l’indépendance, les descendants des Mexicas – ou ceux qui s’en réclament – ont néanmoins survécu. Des communautés tentent de nos jours de se réapproprier « leur histoire », une mémoire confisquée et instrumentalisée à des fins nationalistes par le Porfiriat. À la fin du XIXe siècle, le guerrier aztèque est érigé en statue et les Mexicas placés dans un musée. Aujourd’hui, les Indiens n’ont jamais été aussi vivants, ils réinventent leurs traditions qui passionnent les anthropologues. Sur le plateau central, plus d’un million d’habitants continuent à parler nahuatl.  

En refermant le livre de Camille Townsend, les spécialistes, un brin bougons, maugréeront qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil… Les esprits curieux des lointains extra-Européens auront quant à eux apprécié la lecture de cette synthèse honnête et incarnée.


Arnaud Exbalin est historien et américaniste. Il s’intéresse aux sociétés urbaines nées de la Conquête, à la police, aux animaux et aux usages publics du passé colonial. Enseignant à l’université de Nanterre et chercheur à Mondes Américains-EHESS, il a publié La grande tuerie des chiens. Mexico en Occident, XVIIIe-XXIe siècle (Champ Vallon, 2023).