Un modèle de petite-fille

Si les romanciers tentent de régulières incursions dans le domaine de l’histoire de l’art, dont ils tirent, dans les cas les meilleurs, de fulgurantes approximations, il est en revanche moins courant qu’un historien de l’art s’essaie au roman. Et, de fait, Thomas Schlesser n’en tire guère, dans Les yeux de Mona, gigantesque succès de librairie en France et à l’étranger, qu’un prétexte à une longue leçon de choses dont on ne voit guère le bout, quoiqu’on en devine assez vite le but.

Thomas Schlesser | Les yeux de Mona. Albin Michel, 485 p., 22,90 €

« Prétexte » est en effet le mot, dans la mesure où chacun des cinquante-deux chapitres composant Les yeux de Mona commence systématiquement par un court résumé de la semaine de la jeune héroïne suivi d’un astérisque indiquant au lecteur que le récit s’interrompt pour passer à la visite hebdomadaire qu’elle rend chaque mercredi à l’un des trois grands musées parisiens – le Louvre d’abord, Orsay ensuite, Pompidou enfin – en compagnie de son grand-père pour contempler ensemble une œuvre choisie par lui, en silence d’abord, telle est la règle, « puis en mots, afin, précise Schlesser, qu’elle dépasse le stade du ravissement visuel pour comprendre comment les artistes nous parlent de la vie, et combien ils l’éclairent ».

Tel est l’objectif de ce « rituel immuable » dont le mobile est fourni par une cécité temporaire ayant frappé Mona sans cause médicale apparente, tandis qu’à la fin l’enfant voit mieux qu’auparavant, et même très bien, puisqu’elle a beaucoup appris, et compris au passage les causes du trouble qui s’était emparé d’elle. Le grand-père avait donc raison : les musées nationaux remplacent avantageusement les cabinets médicaux.

Il faut dire que l’aïeul en question, « plein d’années et de force », portant beau et ne jurant que « sur ce qu’il y a de plus beau au monde », a toujours raison – sur tout, sur l’art comme sur la vie. Il sait même tout par avance, comme on saurait tout par vieillesse et vieillement. Mais sa petite-fille ne l’en admire pas moins – plus même, elle l’adore, lui qui « s’était toujours attaché à lui parler comme il aurait parlé à une adulte », au point, avertit d’emblée Schlesser, qu’elle « réclamait cette asymétrie et la savourait, s’en amusait ».

Elle est donc bien gentille, Mona, et elle a bien du mérite de parvenir à prendre du bon temps en compagnie de cet aîné auprès duquel son rôle de fiction se borne essentiellement à le faire valoir. Il faut dire que Mona s’avère moins une petite-fille modèle (ce qui serait simplement agaçant) qu’un modèle de petite-fille (ce qui devient rapidement ennuyeux), un peu daté dans son genre par surcroît.

L’un de ses camarades d’école, par exemple, connu pour être « un sale garnement », se moque de l’une de ses amies, « une fillette espiègle et jolie, avec un regard très fin d’Eurasienne », souligne l’auteur, parce que, selon lui (le garnement), les « niaks » ne savent pas jouer au football, préjugé que celle-ci dément aussitôt en marquant un but « tel Trezeguet signant une demi-volée gagnante en finale de l’Euro 2000 ». Avec ses copines, Mona joue à « la nouba » et elle connaît les chansons de France Gall ; elle sait que « les bonnes sœurs sont gentilles en général » et où se trouve le bouton « reset » sur l’ordinateur ; parmi les figures de la Madone de Raphaël du musée du Louvre, elle peine toutefois à reconnaître « celui, dit-elle, qui ressemble à un petit sauvage » (il s’agit de saint Jean-Baptiste enfant).

Thomas Schlesser, Les yeux de Mona
L’élève intéressante, Jean-Honoré Fragonard et Marguerite Gérard (vers 1786-1787) © CC°/WikiCommons

Heureusement, son grand-père est là pour la guider en prenant toutefois soin de ménager son « innocence », un peu comme Dieu avec la Vierge puisque c’est d’elle que naît la grâce (de l’innocence). Ainsi, devant L’élève intéressante (vers 1786-1787, musée du Louvre) de Marguerite Gérard, « Mona touchait du doigt, par l’innocence toute simple de son interrogation, une énigme centrale du tableau ». La mère de Whistler (1871, musée d’Orsay) provoque même une révélation : « ce que nous dit le tableau, souffla-t-elle avec innocence, c’est qu’une maman, c’est ce qu’il y a de plus sacré au monde ». Regardant l’Oiseau dans l’espace (1941, Centre Pompidou) de Constantin Brancusi, elle franchit encore une nouvelle étape. En effet, « pour la première fois de sa vie, Mona venait spontanément d’extraire une leçon de ce qu’elle avait entendu puis, en toute innocence, avait exhorté son grand-père à suivre celle-ci » (la leçon, pas l’innocence).

D’aucuns jugeraient sans doute la méthode du papy passablement traditionnelle, mais nul ne saurait en remettre en cause le bien-fondé, et certainement pas Mona, qui s’efforce de répéter les mots nouveaux qu’il lui enseigne pour les « assimiler », vertu pédagogique dont elle retire les fruits une fois en classe, où son exposé fait « un triomphe » parmi ses camarades dont les « trombes d’applaudissements » chamboulent alors « l’adorable petit cœur pur de Mona, pétri d’humilité ».

À ce stade, ce n’est plus à L’élève intéressante de Gérard que songe le lecteur, mais à quelque fillette du type de celles que Bouguereau s’évertuait à portraiturer dans un état de niaiserie béate, pour ne pas dire béante, là où le mentor de Mona rêve manifestement de la façonner à son image, et cela d’autant plus aisément qu’elle est déjà, sur le plan fictionnel, sage comme une image, et pour cette raison tout aussi impossible à imaginer que facile à ranger, ainsi que le deviennent les œuvres elles-mêmes.

Car le problème que pose Les yeux de Mona n’est pas tant que le livre se plie aux codes de l’intrigue genrée-rangée, mais que tout son propos soit précisément d’y ranger l’art pour, en définitive, n’être plus dérangé par lui. Non seulement le pépé pédant sait ce qu’est l’art et connaît ses classiques, mais il ne doute jamais ni de leur signification artistique ni du fait que celle-ci soit vouée à remplir la fonction éducative qu’il lui assigne. 

Il y a d’ailleurs un mot étonnamment absent du livre de Schlesser, celui de « goût ». Non seulement le goût au sens de jugement puisque dans son propos tous les chefs-d’œuvre se valent en tant qu’ils valent plus que les autres œuvres, ce qui n’implique pourtant pas qu’ils s’équivalent, ce qui est sans doute un autre sujet puisqu’il n’est pas abordé ici, mais encore le goût comme appétence, qui subodorerait que du savoir émane une autre saveur que celle de la possession.

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Car à la vérité le grand-père ne cherche aucunement à donner à sa petite-fille le goût de l’art, ni même à éveiller en elle des émotions nouvelles puisqu’il ne les lui prête que pour mieux finalement les lui reprendre – la reprendre. Tout se passe comme si l’on assistait de sa part à la transmission d’un patrimoine, que certes lui-même ne possède pas, mais sur lequel il entend bien faire valoir ses titres de propriété, lesquels s’étendent par inclination sur la vie de sa lointaine progéniture.

Si leurs dialogues étaient une balance, le plus grave ne serait donc pas que ses plateaux restent parfaitement déséquilibrés, puisque après tout le procédé ne touche que la fiction sur laquelle s’appuie la démonstration, mais que l’art y serve de fléau. De fait, le défaut du livre procède de son principe : tirer de chaque œuvre d’art une leçon pour la vie. Aussi saute-t-il inévitablement aux yeux dès la première, soutirée à Vénus et les trois grâces offrant des présents à une jeune fille (vers 1475, musée du Louvre) de Botticelli. Si, ainsi que l’affirme l’auteur, « ce que dit cette fresque, c’est qu’il faut apprendre à recevoir », on est en droit de se demander en quoi le « dit » de cette peinture – son message, donc – recèle une valeur distincte de celle d’un faire-part enrubanné au verso duquel le fleuriste écrit en lettres dorées : « Plaisir d’offrir… ». Si La Joconde « cherche à procurer » à ses regardeurs une « énergie » leur enjoignant de « s’ouvrir à la vie, sourire à la vie », pourquoi ne pas lui substituer quelque euphorisant, à défaut d’anxiolytique ? Ne serait-ce que par souci d’efficacité, puisque c’est bien de cela qu’il s’agit lorsque Schlesser juge que « les touristes hagards » ne trouvent pas l’émotion qu’ils sont venus chercher au Louvre « faute d’une clé de lecture vraiment efficace ».

D’où l’intérêt, pour qui veut se faciliter l’émotion ou le rangement, c’est selon, de lire Les yeux de Mona. Non seulement pour son action à tiroirs (un pour l’histoire, un autre pour l’histoire de l’art), mais aussi parce qu’il s’agit d’un roman à clefs, dont certaines ouvrant au surplus sur un double-fond (en 1971, le grand-père voulait panthéoniser Courbet comme le fit Schlesser en 2013, un an avant qu’il ne prenne la tête de la fondation Hans Hartung, lequel est le peintre favori de la grand-mère défunte…). Dans chaque cas, c’est toujours l’auteur-aïeul qui conserve le trousseau, intimant au lecteur-petite-fille de regarder l’œuvre choisie à travers le seul trou de serrure adapté au passe-partout qu’il a prévu pour lui.

Cela étant posé, il ne fait aucun doute qu’une partie des lecteurs obéissent, comme Mona, aux injonctions de l’ouvrage, et que leur obéissance leur rapporte de se sentir comme elle moins désarmés face à l’art. D’autant que, contrairement à d’autres livres réputés plus universitaires parus récemment, le roman de Schlesser ne comporte pas d’erreur de titre, de datation ou de localisation susceptible de mettre en cause ses compétences et le sérieux de son entreprise. 

Mais puisqu’il s’agit bien d’entreprenariat, dans la mesure où sa vision instrumentale de l’art, littéraire comme plastique, n’a, en définitive, d’autre visée que de contribuer au développement personnel du lecteur, il est permis de douter que ce dernier découvre au fil des pages et des leçons qu’elles lui prodiguent ce qu’une œuvre d’art peut avoir de désarmant, y compris pour le discours qu’on lui impose, celui-ci fût-il destiné à une innocente petite-fille.