Boris Barnet ou comment filmer la promesse du bonheur socialiste

En parallèle avec la rétrospective organisée en février dernier à la Cinémathèque Française, l’historien et critique Bernard Eisenschitz, auteur de nombreux livres sur Nicholas Ray, Ernst Lubitsch, Fritz Lang ou plus récemment Douglas Sirk, vient de publier un imposant essai sur l’œuvre et la vie de ce célèbre inconnu du cinéma soviétique, sur lequel s’interrogeait déjà Jacques Rivette dans un article des Cahiers du cinéma de 1953 : « Qui est Boris Barnet ? Personne ne le saura ». Alors, comme le suggère l’auteur dans le préambule de son Boris Vassilievitch Barnet, essayons.

Bernard Eisenschitz   | Boris Vassilievitch Barnet . Les éditions de l’œil, 448 p., 40 €

C’est en 1963, rue d’Ulm, à la Cinémathèque, alors dirigée par Henri Langlois, que Bernard Eisenschitz, et avec lui tous les cinéphiles présents dans la salle ce jour-là, virent pour la première fois un film de Boris Barnet (1902-1965). C’était Au bord de la mer bleue, l’une de ses plus belles réalisations, que Langlois programmait une ou deux fois par an. Suivirent quelques autres comédies, puis, à partir de la fin des années 1960, quatre ans après sa mort, quelques festivals dont celui de Locarno montrèrent des films de Boris Barnet, jusqu’à ce qu’en 1982, à Rome, Andreï Tarkovski, Otar Iosseliani et Bernardo Bertolucci avouent tous trois avoir « volé » à Barnet. Mais qui était Boris Barnet ? Bernard Eisenschitz tente de répondre dans ce livre, résultat de plusieurs années de décryptage d’archives, de visionnage de films, parfois interdits, souvent difficiles à trouver, et d’entretiens avec les rares témoins encore vivants.

Au début des années 1920, Boris Barnet est boxeur, entraineur à l’école militaire de Moscou. C’est là qu’il rencontre Lev Koulechov, qui, après une tentative infructueuse, l’attirera dans son école. D’abord assistant décorateur au cinéma, Lev Koulechov, après la Révolution, devient chef des actualités de l’Armée rouge, puis crée et dirige l’Institut du cinéma, école d’art pluridisciplinaire, à Moscou, en 1920. Grand adepte du montage comme rouage essentiel d’un film, il s’intéressait peu au jeu des acteurs, à l’inverse de Boris Barnet, dont les films sont explicitement conçus en réaction à son enseignement, que ce soit à une conception de l’acteur trop mécanique ou au rôle primordial attribué au montage. Mais il gardera de son enseignement une méfiance certaine à l’égard de la psychologie et un goût prononcé pour les trucages. En 1924, Koulechov réalise ce qu’il qualifiera lui-même de premier film soviétique à trucs Les aventures extraordinaires de Mr West au pays des Bolcheviks. Sérial virevoltant écrit et réalisé par quelqu’un qui admire autant le burlesque américain que l’expressionnisme allemand, ce film, à la fois parodie et propagande anticapitaliste, emploie Boris Barnet dans  un rôle de cow-boy qui traverse Moscou armé d’un revolver et accomplit des cascades de western. À la suite d’un incident où, accroché pendant une trentaine de minutes à un fil entre deux immeubles, Barnet eut peur pour sa vie, il quitte l’Institut, entre dans un studio d’avant-garde : le Mejrabpom-Rouss, et, après quelques petites apparitions dans des films comme acteur, le studio lui propose en 1926 de coréaliser un film d’aventures avec Fedor Ozep : Miss Mend.  Ce film à épisodes, dans lequel Barnet est également acteur, dont les protagonistes évoluent autant dans un univers proche des romans de Gustave Lerouge que de ceux de Gaston Leroux, se permet également de citer le Dr Mabuse.

Cette période, comme le souligne Bernard Eisenschitz, marque à la fois les débuts en tant que réalisateur de Boris Barnet et ceux, réels, du cinéma soviétique, avec les premiers films d’Eisenstein et de Dziga Vertov, entre autres. Miss Mend, malgré des critiques méprisantes, fut un grand succès populaire et Barnet put alors faire, seul, un premier long métrage.

En 1927, il réalise La jeune fille au carton à chapeau, qui est à la fois une comédie et une commande de la loterie d’État. À partir d’un scénario succinct, l’histoire d’une jeune modiste rurale allant vendre ses chapeaux à Moscou et de sa rencontre avec un étudiant sans logis, Boris Barnet signe un premier film étonnant et jubilatoire. Dès les premières images, quand deux personnages évoluent dans une campagne enneigée, l’un, la jeune fille, marchant sur des passerelles de bois posées sur la neige, l’autre, un jeune homme en uniforme, portant le carton à chapeau, glissant puis reculant, tombant  et retombant sur la neige, le film mêle réalisme et burlesque dans la même scène. Ce choix perdure tout au long du film, qui décrit avec beaucoup de grâce, d’humour et d’inventions visuelles la relation amoureuse qui se crée entre les deux héros, confrontés à la crise du logement moscovite. Mais La jeune fille au carton à chapeau doit aussi beaucoup à son interprète principale, Anna Sten. Ici, elle éclate de rire ou fait les yeux ronds, joue de son charme et de son humour avec mimiques et changements d’expression instantanés, jeux de regards séducteurs ou étonnés, toujours surprise mais jamais longtemps décontenancée, qui font d’elle une authentique actrice comique. Elle est, remarque Bernard Eisenschitz, la première héroïne « barnetienne » et le type même des femmes que l’on retrouve dans beaucoup de ses films : elle est étonnée et amusée par la vie, mais on ne la lui fait pas. Avec ce film Boris Barnet acquiert la réputation de réalisateur de comédies, ce qu’il trouvera toujours réducteur : « Je me plais à introduire des scènes drôles dans un drame et des épisodes dramatiques dans un film comique. Tout cela est une question de proportions. »

Bernard Eisenschitz  Boris Vassilievitch Barnet
Affiche du film La maison de la place Troubnaïa, Boris Barnet (1928) (détail) © CC0/WikiCommons

En 1928, Barnet réalise La maison de la rue Troubnaïa. Paracha, une jeune campagnarde, vient travailler en ville chez un coiffeur qui l’exploite horriblement et elle découvre la vie communautaire et l’action syndicale. L’immeuble de la Troubnaïa est décati : une façade délabrée, couverte de linge qui sèche, comme dans l’Italie du néoréalisme à venir, puis l’escalier couvert de détritus où apparaissent les habitants au réveil. En jouant avec des flashbacks et des arrêts sur images brutaux aux ressorts comiques, en utilisant tous les coins et recoins de cet immeuble délabré où se croisent des personnages plus étranges, drôles et pathétiques les uns que les autres, Boris Barnet transforme un film de propagande pour la nouvelle politique économique en une comédie sociale trépidante. Sévèrement critiqué par les instances culturelles, le film sortira discrètement et ne sera pas exporté à l’étranger, tandis que Barnet attendra 1933 pour réaliser Okraïna, chef-d’œuvre d’une beauté inaltérable.

Dans un petit village russe, en 1914, tandis que les hommes partent à la guerre, une jeune fille entame une relation avec un prisonnier allemand. La vision des horreurs de la guerre au front et celle du marivaudage maladroit et comique entre la jeune fille et le prisonnier allemand au village alternent dans Okraïna, illustrant parfaitement la profession de foi cinématographique de Barnet et lui conférant, malgré quelques critiques, la reconnaissance de ses pairs. Quatre ans plus tard, il réalise Au bord de la mer bleue, film solaire dans lequel deux marins, échoués sur une île, trouvent refuge dans un kolkhoze et tombent tous les deux amoureux de la même femme. Là aussi, Barnet insère des instants comiques dans les scènes les plus dramatiques de ce Jules et Jim soviétique et le film se focalise sur les différentes tentatives de nos deux héros de conquérir le cœur de la belle. Cette œuvre drôle et légère, à la tonalité parfois douce-amère, entrainera la fermeture du studio et sera interdite peu après sa sortie, mais elle enthousiasme encore aujourd’hui la critique étrangère.

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Après une  traversée du désert et un film de propagande sur la classe ouvrière, Barnet s’inscrit au Parti communiste et travaille pour le studio Mosfilm à partir de 1939. Mais le charme barnétien est bridé, comme le titre Bernard Eisenschitz et les sept ou huit films qu’il fera jusqu’au début des années 1960, pour la plupart de guerre ou d’espionnage et à la gloire du soldat russe, sont soit invisibles soit, à quelques rares exceptions près, précédés d’une médiocre réputation. Mais en 1961, Boris Barnet réalise La petite gare, son dernier film, simple et beau dans sa virtuosité. Cette histoire d’un ingénieur, peintre du dimanche, qui part se reposer et faire le point sur sa vie, loin de tout dans un petit village, est une comédie  pleine de tendresse et d’amertume, où l’absurde côtoie la mélancolie et une certaine idée du bonheur. Œuvre ultime de Boris Barnet, La petite gare est un film dans son temps, mais pas à la manière du cinéma soviétique. Personne n’aimera ce film, Barnet ne peut plus tourner et se suicide en janvier 1965.

Dans une belle conclusion, Bernard Eisenschitz s’exprime sur son rapport personnel à l’œuvre du réalisateur, touche finale à ce Boris Vassilievitch Barnet, biographie d’un artiste, richement illustrée (malheureusement très peu légendée), mais aussi, en filigrane, histoire du cinéma soviétique durant la première moitié du XXe siècle et de la politique culturelle de l’URSS.


Jean-Yves Bochet est libraire et a co-réalisé avec Jean-Pierre Bouyxou Les vamps fantastiques (2003).