Actrice et mannequin née d’un père nigérian et d’une mère jamaïcaine, Yrsa Daley-Ward s’est mise à écrire après des années difficiles. Dans La vie précieuse, récit d’autofiction poétique et roman d’apprentissage, elle raconte son enfance dans le nord de l’Angleterre et sa jeunesse à Londres. Une quête de liberté profondément touchante.
Yrsa est une enfant précoce, elle sait lire avant même d’aller à l’école, car Marcia, sa mère, lui a ouvert « les mondes chauds et épais qu’on trouvait dans les livres avec la coccinelle et le petit pingouin sur la tranche ». Elle développe donc un sens aigu de l’observation et pose un regard curieux sur les relations sentimentales complexes que sa maman, « douce comme du lait chaud », entretient avec les hommes, sans toutefois comprendre pourquoi celle-ci passe « une fois de plus » la nuit avec Sonny, alors qu’elle aime Lindford, ni pourquoi elle doit appeler ce dernier « papa », bien que ce ne soit pas son véritable papa. Un jour, Sonny ne viendra plus, mais il laissera en souvenir à Yrsa un petit frère, Little Roo. Quelques années plus tard, quand Lindford apprendra que Little Roo n’est pas son fils, il partira à son tour.
Yrsa perçoit très tôt le désir que son corps, aussi précoce que son esprit, éveille chez les hommes. En premier lieu, par la matérialité de son origine. Quand Marcia lui dit qu’elle ressemble « comme deux gouttes d’eau » à son véritable père, un brillant universitaire nigérian, Yrsa tranche : « Non. C’est un adulte. C’est un étranger. C’est un homme avec un chapeau carré et une toge. » Ce corps héritage, cette mythification des racines l’attire et l’effraie à la fois. Sa mère lui affirme qu’elle est une Africaine, mais son grand-père lui assène que « les Africains sont méchants et nous ont vendus en esclavage ». La vérité des uns n’est pas celle des autres.
En second lieu, par la sexualisation de son corps, qu’Yrsa constate avant de pouvoir la nommer ou d’en saisir les enjeux. Elle est encore très jeune, sept ou huit ans, mais elle comprend pourtant que le regard que les hommes portent sur elle transforme son corps en un « corps-piège, corps-trappe qui mène à un lieu hanté qui n’existe pas ». Son physique érige soudain une barrière invisible entre sa mère et elle, surtout quand les « petits amis » de celle-ci traînent dans les parages. Cette métamorphose, terrifiante parce qu’elle distend le lien filial, mais également enivrante par l’ascendant qu’elle semble conférer à Yrsa, les déstabilise l’une comme l’autre. Marcia l’envoie donc loger chez ses parents avec Little Roo. Mais lorsqu’ils emménagent, la représentation mentale du monde d’Yrsa est mise à mal par l’éducation religieuse très stricte que ses grands-parents, de « pieux Adventistes du Septième Jour », entendent lui donner. Ici, la séduction n’est pas valorisée, bien au contraire, elle est tabou et à proscrire.
Comme pour tant d’autres autrices noires d’origine modeste, la sexualisation du corps d’Yrsa Daley-Ward par son entourage a joué un rôle majeur dans son existence en ce qu’elle l’a probablement amenée à faire des choses non pas parce qu’elle le souhaitait vraiment, mais plutôt par envie de coller au seul modèle disponible, qu’on y souscrive on qu’on le réfute : celui de la femme en tant qu’objet de désir.
Bien que tout ça soit son corps,
l’intégralité de son mètre quatre-vingts,
la fille ne le reconnaît pas. Elle ne le voit que comme (1) un Truc-Chaud (2) une arme de destruction délicieuse (3) un presque-pouvoir.
Cette fonction de modèle, nécessaire à toute communauté, l’est bien davantage dans celle de jeunes filles noires d’origine modeste et souvent issues de l’immigration. De même que les garçons ont besoin d’autres archétypes que celui du footballeur, les filles doivent pouvoir se projeter sur d’autres figures que celle de la séductrice. L’autrice a d’ailleurs dû en passer par là : elle a été escort et mannequin, deux activités où le corps des femmes et l’avis que les hommes s’en font sont centraux. Plus tard, le hasard l’a amenée à la poésie et à l’écriture, où elle a rencontré le succès. C’est en cela que des jeunes femmes comme elle sont essentielles. Leur réussite (bien que celle-ci ne soit pas en elle-même un objectif, on voudra bien admettre que pour servir d’exemple, il faut être connu) permet à d’autres jeunes filles et à d’autres jeunes tout court de se dire qu’ils peuvent survivre aux pères qui disparaissent sans laisser d’adresse, aux mères négligentes, aux fanatiques religieux, au commerce sexuel et aux nombreuses avanies que le monde leur réserve.
Pour autant, il serait injuste de réduire La vie précieuse à un simple témoignage au service d’une bonne cause, car ce texte est très fort. Yrsa Daley-Ward parvient en effet à étoffer la froideur avec laquelle elle décrit des événements très personnels d’une douceur déconcertante. La scène de sa défloration est factuelle, résolument dénuée de pathos, mais écrite d’une telle façon qu’elle dévoile toute la fragilité et toute l’ambiguïté de cette adolescente qui se donne en croyant savoir ce qu’elle fait, mais sans pour autant être dupe des raisons pour lesquelles les hommes s’intéressent à elle. Quelques pages avant, elle déclare :
Tu les laisses te toucher un peu
au moment des dernières commandes et encore sur le chemin du retour à travers le parc. Tu les laisses enfoncer leurs langues dans ta bouche
c’est un peu horrible (surtout s’ils sont vieux)
mais ce n’est pas le pire. Le Pire c’est de ne rien faire. De laisser la vie couler à pic.
Ce ton très particulier qui habite l’écriture d’Yrsa Daley-Ward s’inspire de son œuvre poétique, faite de ruptures, et dont cet ouvrage hérite une liberté formelle qui donne toute sa place à l’expression des sentiments complexes de la jeune Yrsa. Saluons au passage la belle traduction de Julia Kerninon, qui a su restituer la langue de l’autrice dans sa diversité et sa grande inventivité. Le récit est construit par fragments, souvent frappants, les ellipses sont nombreuses et les scènes parfois crues. Mais paradoxalement, malgré la violence qui imprègne tant le fond que la forme, l’ensemble dégage un sentiment d’apaisement, une force tranquille et bienveillante qui ne laisse pas d’étonner. Ce fragile équilibre, ce point de tension proche de la rupture mais qui tient malgré tout, c’est la voix d’Yrsa Daley-Ward. Et cette voix puissante, sincère, capable de fusionner la violence et la douceur pour restituer la complexité du monde, fait de La vie précieuse un grand texte.