La Bibliothèque de La Pléiade a mis longtemps avant d’honorer la Pléiade, ce mouvement fondateur de la littérature de langue française. De ce groupe qui paraît ancien, beaucoup de Français pourraient citer un ou deux noms propres mais guère les œuvres. La plus importante pour notre pays n’est qu’à peine soupçonnée : leur travail sur la langue elle-même.
La Bibliothèque de La Pléiade a déjà consacré un volume aux Poètes du XVIe siècle et, depuis 1938, un autre aux Œuvres complètes de Ronsard, refondu il y a quelques années. On pouvait donc penser l’affaire réglée et craindre qu’un volume consacré à la Pléiade comme groupe de poètes ne soit en grande part redondant, comme serait un volume intitulé Surréalisme qui ne pourrait éviter de reprendre des textes d’Aragon, Breton, Éluard, déjà présents dans la collection. S’il en va tout autrement, c’est que la Pléiade ne fut pas seulement – et peut-être ne fut qu’à peine – un groupe de poètes partageant une esthétique et des choix poétiques, et s’inspirant d’un groupe homonyme de l’époque alexandrine.
L’essentiel est qu’ils ont œuvré de conserve dans un but qui est loin d’être seulement poétique : construire la langue française comme langue littéraire autonome. On insiste souvent sur la dimension de retour vers l’Antiquité qui aurait caractérisé l’humanisme de la Renaissance (une notion formulée dans la seconde moitié du XIXe siècle), en négligeant un autre aspect qui n’en est pas séparable : l’élaboration des langues nationales. Ces poètes savaient le latin, comme toute l’élite culturelle de l’époque, et la plupart savaient aussi le grec, mais ils écrivaient dans leur « langue maternelle » comme dit Du Bellay. Ç’avait déjà été, deux siècles auparavant, le cas de Dante et de Pétrarque, qui n’avaient pas hésité à composer en « vulgaire » certaines de leurs œuvres poétiques et avaient ainsi fondé la langue italienne littéraire.
Ce mouvement fondateur a été accentué par la réformation protestante, dont un des effets aura été qu’au XVIe siècle les langues nationales ont bénéficié des traductions de la Bible réalisées par les grands Réformés. Les Allemands savent ce que leur langue doit à la traduction de Luther, comme les Suédois à celle d’Olaus Petri. Malgré l’action genevoise de Calvin, il n’en est pas allé de même dans la France catholique. Mais il y eut l’ordonnance de Villers-Cotterêts de 1539, qui a donné une impulsion décisive à la réflexion sur la langue française. Encore fallait-il que d’authentiques écrivains se saisissent de cette ambition. Ce fut l’action essentielle du groupe de poètes et de poéticiens auquel l’histoire littéraire a donné le nom de « Pléiade » – qu’eux-mêmes n’ont utilisé qu’incidemment avant la Rhétorique de Fouquelin (orthographié aussi « Foclin »), qui illustre les diverses figures en citant les poètes contemporains. Ç’avait aussi été le cas de Du Bellay dans son Défense et illustration de la langue française. Dès sa deuxième édition, Fouquelin insiste sur l’importance de Ronsard à la tête du groupe de la Pléiade, en citant des poèmes qui viennent tout juste d’être publiés.
En juxtaposant poèmes et théorie poétique, présentés selon l’ordre de parution, le volume composé par Mireille Huchon fait sentir chez les poètes de la Pléiade une claire conscience de la nécessité d’un travail sur la langue, en particulier sur les figures de rhétorique. Un de ses aspects les plus audacieux est la réflexion sur l’orthographe. Celle-ci n’est pas fixée, non faute de quelque manuel digne de l’école de la IIIe République, mais parce que le débat est ouvert sur les critères qu’il conviendrait de retenir. Entre les deux positions extrêmes – orthographe phonétique ou orthographe antiquaire – les poètes du XVIe siècle cherchent des voies raisonnables. Si l’on écrit doigt, ce n’est pas pour rappeler le latin digitus mais pour marquer la différence avec doit, forme du verbe devoir. Même quand on se donne pour règle un tel souci, on n’obtient pas une solution satisfaisante pour chaque cas. Si bien qu’un même auteur peut adopter diverses orthographes pour un même mot, éventuellement dans la même œuvre. Ni négligence, ni insouciance, mais, au contraire, souci de faire sentir la difficulté de trouver une règle pleinement satisfaisante.
La nouveauté passe aussi par l’art poétique que l’on va élaborer. Ce n’est pas la revendication d’une certaine esthétique à la manière de Verlaine ou même de Boileau. Il s’agit d’abord de déterminer ce qu’il peut en être du vers français, étant entendu que celui-ci ne saurait imiter la métrique grecque ou latine. Il faut donc inventer la rime et la conforter – une des tâches que se donne Thomas Sébillet dans son Art poétique français. Quand Jacques Peletier du Mans traduit en vers français l’Art poétique d’Horace, il voit bien ce que l’entreprise a de paradoxal : c’est le vers français, rimé, qui lui importe, et Horace est renvoyé vers un passé révolu.
On ne saurait trop féliciter Mireille Huchon pour le parti qu’elle a adopté dans cette édition de respecter les choix orthographiques des auteurs, y compris dans leur variété. On pouvait craindre l’illisibilité, au lieu de quoi le lecteur s’accoutume à cette variété à laquelle il prend plaisir – d’autant plus s’il est lui-même soucieux de pureté de la langue. Il est évident que la langue a changé et que certaines tournures peuvent nous être devenues incompréhensibles ou, pis, susciter des contresens. Quelques notes de bas de page traduisent ces formules dans notre langue actuelle et elles ont le mérite d’être très brèves et peu nombreuses. Les explications les plus longues sont réservées à l’apparat critique.
La richesse de ce volume est aussi, bien sûr, de présenter des poètes et des œuvres dont nous ne connaissons généralement pas grand-chose, parce que ce ne sont pas forcément des chefs-d’œuvre inoubliables et surtout parce que le temps a accompli son action sélective dont les critères implicites ne sont pas toujours les meilleurs. Parmi les découvertes les plus fascinantes, on ne peut éviter de mentionner les premières pièces du théâtre classique français : la Médée de La Péruse, pour la première édition d’une tragédie en cinq actes ; la Cléopâtre captive d’Étienne Jodelle pour la première représentation d’une tragédie française à l’antique et, du même auteur, la première comédie, Eugène.