En bref : Des sentiers plus ou moins escarpés

Cette nouvelle livraison nous emmène sur différents sentiers. On traverse la forêt de Białowieża à la frontière polono-biélorusse, qui glace le sang et porte les espoirs d’exils avec le roman de Caroline Hinault, et on découvre les mécanismes de gestation de la Terre qui accueille cette humanité en mouvement. Christophe Hein expose les sentiers de l’intime en racontant la vie d’un homosexuel en RDA. Pas à pas, on entre dans l’espace domestique, aux confins des gestes qui se suivent et se répètent sous la plume de Jean-Christophe Vermot-Gauchy. Dernier carrefour, six embranchements, six moments où la guerre prit fin, De Waterloo à la Bosnie.

Caroline Hinault | Traverser les forêts . La brume au rouergue, 191 p., 20 €

C’est une forêt primaire, une des dernières d’Europe. Les arbres ont des milliers d’années, des espèces les plus rares y vivent, sauvages et libres. Elle répond aux désirs des trois personnages du fascinant roman de Caroline Hinault. Trois femmes. Alma, une jeune réfugiée de dix-huit ans qui a été déposée, comme des milliers d’autres, le long des barbelés qui divisent la forêt. Elle fuit, s’enfonce dans les buissons. « Elle ravale ses larmes. Déglutit la peur. Frotte l’un contre l’autre les gros silex de rage et d’espoir logés dans sa poitrine pour en faire une étincelle d’élan, pour avancer encore. » Elle dort. Réveillée par des matraques polonaises, elle est entassée dans des rayonnages avec d’autres familles. Push back, dit-on dans la langue de tous les réfugiés. 

Jolie Polonaise, Nina revient de l’Occident où elle a tenté sa chance, fait un enfant et divorcé. Obsédée par sa beauté qui ne lui rapporte rien, elle s’est réfugiée avec son fils dans une maison familiale près de cette frontière. Elle rêve de sexe, une envie très forte depuis qu’un homme, la veille, lui a laissé entendre qu’il la rejoindrait au premier coup de fil. C’est un beau chasseur de réfugié, une personnalité locale, « un garçon du cru à qui l’autochtone a envie de faire confiance ».

Et enfin Vera, une journaliste biélorusse lassée de ce qu’on lui fait dire, qui a rompu, a tout abandonné pour se perdre dans la nature de cette forêt. Elle s’y installe pour une vie de solitude, loin de tout, dans une bâtisse appelée « sous-marin » que lui prête un garde-forestier. Elle s’y enferme avec des vivres et le nécessaire pour des semaines. Le bel homme viril et secret passe régulièrement, et la fait rêver. Elle part sur les chemins, goûte le soleil et le chant des oiseaux. « Tu écoutes la scansion du vent, écrit la narratrice qui tutoie Vera, tu goûtes l’effluve d’un monde qui t’était jusqu’alors inconnu. »

Ces trois femmes ne se connaissent pas, elles se croisent ou se devinent. La forêt, espoir ou paradis, devient rapidement la forêt obscure. L’Enfer de Dante en quelque sorte, dont les vers sont présents à chaque étape. Tout est renversé dans des impasses cruelles et violentes. Caroline Hinault nous emmène dans la vraie forêt, à la frontière polono-biélorusse, où Loukachenko entasse des milliers de réfugiés, où les Polonais ont construit des kilomètres de mur, où des chiens guettent les réfugiés affamés et sales après des semaines autour de cette frontière. Loin du récit réaliste, ce roman poétique, fort et bouleversant, transmet la tragédie qui se joue en ce moment à cette frontière.

Jean-Yves Potel

Christoph Hein | Désarrois. Trad. de l’allemand par Nicole Bary. Métailié, 240 p., 20 €
Christoph Hein, Désarrois

Christoph Hein s’est définitivement consacré à l’écriture après avoir exercé divers métiers et collaboré, avec Bruno Besson, à la Volksbühne de Berlin-Est. Il accéda à la reconnaissance internationale dès 1982 avec L’ami étranger publié en RDA et en RFA, et rapidement traduit dans d’autres langues. Il aborde avec Désarrois (titre original : Verwirrnis, Berlin, 2018) un sujet nouveau dans son œuvre : la vie d’un homosexuel, en RDA d’abord, puis dans l’Allemagne réunifiée. Une nouvelle occasion pour  ce véritable chroniqueur de l’histoire allemande de déployer son immense talent de romancier.

Le héros, Friedeward Ringeling, commence par être victime de son propre père qui le dresse à coups de martinet, poursuivant la vieille tradition des châtiments corporels destinés à inculquer obéissance, respect et crainte de Dieu. À l’adolescence, Friedeward transgresse l’interdit, cherche du réconfort dans l’amour qui le lie à son ami Wolfgang Zernick. Découverts, punis, séparés, ils se retrouvent en multipliant les ruses, jusqu’à ce que Wolfgang devenu citoyen de l’Ouest ne puisse plus rentrer en RDA. Tous deux réussissent professionnellement, Wolfgang comme musicien, Friedeward comme universitaire, même si son refus d’adhérer au Parti retarde sa promotion. Quand, dans les dernières années, la pression du pouvoir se desserre, il lui est même permis de se rendre à l’Ouest, à l’invitation de prestigieuses universités. Mais lorsque la frontière entre les deux États disparaît, la joie fait rapidement place à la déception : rien n’est conservé des acquis sociaux et culturels que la RDA mettait en avant, on rationalise partout selon les critères capitalistes, et le nouveau doyen de l’université doit licencier jusqu’à ses propres amis !

Friedeward semble mieux s’en tirer. Professeur apprécié et respecté, il profite paisiblement des nouvelles lois en faveur de l’homosexualité, que la RDA avait déjà dépénalisée en 1967 et la RFA deux ans plus tard. Jusqu’à ce que resurgisse une vieille histoire dans laquelle un officier de la Stasi l’avait traîtreusement entraîné, et le piège se referme sur lui. Le happy end n’est donc pas possible : comme c’est souvent le cas dans les romans de Christoph Hein, les bouleversements de l’Histoire ont cette fois encore raison d’une vie.

Jean-Luc Tiesset

Henry Gee | Une (très) brève histoire de la vie sur Terre. Trad. de l’anglais (Royaume-Uni) par Laurent Boscq. JC Lattès, 428 p., 22,90 € 

Voici un livre de vulgarisation remarquable, dû à un paléontologue et biologiste, chroniqueur à la revue Nature. Il traite en douze chapitres aussi succincts que denses, mais d’une louable clarté, de la gestation de la Terre et de la vie sur notre planète. Toute la documentation forcément condensée au maximum qu’il contient, y compris celle qui demeure en partie spéculative, notamment en ce qui concerne les origines du vivant et son inévitable fin locale, est d’une probité scientifique sans reproche. On y apprendra sans jamais s’ennuyer tout ce qu’il faut savoir sur l’enchaînement des événements géologiques, accidentels ou simplement évolutifs, qu’on regroupe sous le nom d’ères. Ce qui sera plus d’une fois l’occasion de s’émerveiller sur la formidable puissance créatrice de cette étrange machine, la tectonique des plaques, qui modèle la dérive des continents, ouvrant et fermant lentement leur voie aux espèces, qui naissent puis disparaissent en fonction des activités de cette machine.

Mais les surprises de la lecture viennent aussi et à l’inverse de la rapidité de certaines transformations, dont le déroulement (par exemple la mise en place d’une glaciation) peut se produire au cours d’une seule existence humaine. De quoi nous rappeler que la vie en ses soubresauts est sensible à des chocs ponctuels (le taux d’oxyde de carbone est l’un d’eux), non pas à échéance lointaine dans tous les cas, mais parfois en un clin d’œil, même hors chute d’un météore. J’apprécie que l’auteur, aussi sérieux que plaisant, conclue à la fois sa prospective finale par un optimisme à très court terme (l’humanité sortira de son marasme écologique actuel) et un pessimisme radical à moyen terme (dans au plus quelques dizaines de millénaires, elle aura disparu sans laisser de traces alors que bien entendu la vie poursuivra son cours sous d’autres formes). Quel soulagement !

Maurice Mourier

 

Jean-Christophe Vermot-Gauchy | Les mains rouges. Questions théoriques, 112 p., 8 €

C’est le journal d’un homme de chambre. Sur une année, 47 tableaux drôles et acides nous glissent dans les détails de la vie intime, privée, vêtements et sous-vêtements, entre le frigo et les factures qui traînent, les jouets des mômes et le dentifrice tombé au sol. « Je vois tout. Je peux tout voir », souligne Jean-Christophe, en écoutant les consignes de l’agence lyonnaise qui l’emploie : « tout doit être là où vous l’avez trouvé, ne vous amusez pas à déplacer les objets, sauf si on vous le demande. Vous pointez par téléphone en entrant et en sortant ».

Comme c’est un emploi de remplacement – Jean-Christophe est comédien –, bien sûr le démarrage grince quelque peu : « ces chemises sont à repasser une deuxième fois puisqu’elles n’ont pas été bien repassées. Regardez ! Faut-il que je vous montre comment repasser une chemise ? » et d’ajouter « IMPECCABLE, je veux l’IMPECCABLE. Je vous paie pour ça ». 

Jean-Christophe Vermot-Gauchy Les mains rouges

Jean-Christophe baisse l’échine, note les consignes, maison par maison, à chacune ses habitudes, ses torchons, éponges à jeter après une seule utilisation ici, chaque mois par là, à recycler plus loin. Sols à nettoyer comme ci, boiseries comme ça, Miroirs au plumeau, et la vaisselle, « ah non, pas au lave-vaisselle », l’aspirateur rideau « que pour les rideaux ! ».

Avec ses gants Mapa, l’homme de chambre fait merveille. 

Mais parfois ça se corse, sur une liste « choses à faire » : « Merci de soulever notre lit. J’ai perdu une boucle d’oreille »… et de chercher avec le chat «  Chaffon » où s’est bien fourrée cette boucle. Chaffon ? Son nom est écrit sur la sonnette à côté de M. et Mme. 

Jamais le mot « habitude » n’a envahi à ce point un journal de bord ! Jamais Jean-Christophe n’a appris à ce point à ne rien oublier ! Des centaines de listes. Des centaines de gestes proscrits ou approuvés. Les corps, la poussière, la crasse, l’effet de dévoilement est stupéfiant. Formidable indiscrétion ! Nos sales petites habitudes, ces petites choses de rien, ces manies et ces manières en disent long sur nos héritages. Mais ces cent pages « de survie » témoignent surtout pour ces milliers d’emploi à domicile, le travail au noir, ce tête-à-tête entêtant qui conduit à combien de souffrances au travail, à bout portant.

Jean-François Laé

Jérôme Gautheret et Thomas Wieder | Faire la paix. De Waterloo à la Bosnie. Six façons de mettre fin à une guerre. Novice-Le Monde, 157 p., 12,90 €

Le sujet est d’actualité. Puisse-t-on lire ces enseignements de l’histoire ici rassemblés ! 

On a certes le droit d’émettre quelques réserves sur la comparaison entre l’inconscience prêtée aux dirigeants européens à la veille de la Grande Guerre, qualifiés de « somnambules » par l’historien Christopher Clark dans son livre éponyme, et la naïveté des Français et des Allemands qui ne virent pas venir l’invasion de la Russie en Ukraine le 22 février 2022 lorsqu’on se souvient des avertissements de Poutine, mais il s’agit là d’un autre débat et, en fin de compte, on concèdera qu’en effet ils n’avaient pas prévu la date exacte. 

Plusieurs « sorties de conflit » sont ici analysées. Celle tout d’abord qui se solda à Waterloo, le 18 juin 1815, avec la défaite des armées d’un Napoléon à peine échappé de l’île d’Elbe. Mais le sort de la France avait déjà été tranché au congrès de Vienne qui venait de s’achever. Le ministre de l’empereur d’Autriche et chef d’orchestre du Congrès, le comte Metternich, avait défendu le principe selon lequel il ne faut ni vainqueur ni vaincu, base de la « realpolitik ». L’Angleterre et la France ne se feront plus jamais la guerre. Les prochaines confrontations seront avec l’Allemagne.

En 1870, la fameuse dépêche d’Ems rédigée par le chancelier Bismarck pousse l’empereur Napoléon III à déclarer la guerre à la Prusse. Las, les armées du Second Empire sont écrasées en un mois. La proclamation de la République le 4 septembre ne change rien au plan militaire. Après la défaite de Sedan, les Prussiens encerclent Paris. On ne saurait parler de négociations. 

La France prend sa revanche avec le traité de Versailles, en 1919. Selon l’historien conservateur Niall Ferguson (que n’intéresse guère l’histoire sociale), les sanctions imposées à l’Allemagne n’auraient pas été la cause de la Seconde Guerre mondiale. La crise de 1929 en aurait été responsable. Telle est sa thèse, opposée à celle de Keynes. La fin du premier conflit mondial se solde également par la création d’une société supranationale, chargée de régler les conflits entre États, la Société des Nations (SDN). On entre dans l’ère des relations internationales. Le règlement de la Seconde Guerre mondiale est associé à la justice pénale internationale qui officia à Nuremberg. Les sorties de guerre sont dénationalisées et judiciarisées. On le verra avec la dernière guerre du XXe siècle sur le sol européen qui s’est déroulée lors de l’effondrement de la Yougoslavie.  

Une note optimiste conclut ce tour d’horizon. Une guerre, pas si anecdotique que ça, a pu être évitée : celle de Bolzano, entre l’Italie (haut Adige), l’Autriche (sud Tyrol), où un conflit linguistique et identitaire a pu être circonscrit grâce à la ténacité d’un homme, Silvius Magnago, qui n’a pas ménagé ses efforts en matière de négociations. D’un documentaire filmique de Pierre-Olivier François, cité par les auteurs, on retiendra en guise de conclusion cette phrase de Bakir Izetbegovic : « On dit qu’il faut mieux négocier pendant 10 ans que se battre pendant 10 jours ».

Sonia Combe