En France, 70 000 tonnes de vêtements seraient jetés chaque année – plus de 4 millions de tonnes à l’échelle européenne. 20 % seraient recyclés, le reste alimente un commerce international : celui des vêtements de seconde main. « Regarder l’envers des fripes, explique Emmanuelle Durand, revient à documenter leurs origines (historiques et spatiales), à identifier leurs composants (matériels et sociaux) et à saisir leurs circuits (socio-spatiaux) ». Un essai fin, concret, et convaincant, mais pas très rassurant quant à notre capacité de nous habiller de manière éthique.
Les représentations sociales des fripes fluctuent selon les époques et les lieux. L’Europe du XIXe siècle voit dans le recyclage des vêtements « un trouble à l’ordre social ». Les vêtements usagés, note Emmanuelle Durand, alimentent « les fantasmes d’une marchandise dangereuse non seulement pour l’homme (saleté, maladies), mais aussi pour l’économie nationale ». La fripe serait un déchet que l’on porte, ce qui est lourd de conséquences dans une société capitaliste et hygiéniste. Dans la France du XIXe siècle, les pouvoirs publics vont jusqu’à criminaliser l’activité de collecte d’habits. Frappés par une interdiction et soumis à un droit de chiffonnage, les commerçants d’occasions s’installent aux lisières des villes – ce qui donnera naissance aux fameux marchés de banlieue, comme celui de la porte de Montreuil. L’activité est revalorisée durant la Première Guerre mondiale : le don de vêtements d’occasion est alors considéré comme un geste charitable envers les pauvres. Dans le contexte post-68, les fripes acquièrent une charge politique : objets de détournement ironique (la fameuse veste militaire ornée de messages pacifistes) et outils de lutte contre l’uniformisation de la mode. Aujourd’hui, l’économie circulaire du commerce d’occasion vaut à la fripe un retour en grâce : éthique et économe, la fripe serait l’exact contraire d’une fast fashion au coût social et écologique exorbitant.
Mais que sait-on de ce commerce ? Soucieuse de décrire le « cycle de production, de circulation et de revalorisation », l’anthropologue remonte méthodiquement la filière. Nous la suivons sur le terrain : échoppe à Beyrouth, Alep, usine de tri à Molenbeek, grossiste à Tripoli, entrepôt à Dubaï et Paris, enfin, dans un centre de tri solidaire. Nous sommes au plus près du système de production, des bennes de collecte jusqu’aux points de retrait. La perspective est celle de l’anthropologie urbaine : pénétrer les entrepôts des territoires périurbains afin de connaître les réalités sociales du secteur de la logistique.
On s’en doutait un peu dès le titre : l’envers des fripes est loin d’être vertueux. Prévaut, sans grande surprise, la logique de l’enrichissement et de l’affranchissement. En début de chaîne, dans les usines de tri, nous retrouvons la figure familière du travailleur bon marché venu d’Asie du Sud. Issam, fripier de Molenbeek, explique sans scrupule vouloir s’implanter à Dubaï car là-bas « je ferai travailler des Pakistanais, des Philippins et des Indiens, pour 200, 300, 500 € maximum par mois ». L’autrice et le lecteur restent babas devant tant de franchise. C’est un fait : la majorité des fripes sont produites (triées) dans les zones franches, sans réglementation, sans contraintes environnementales ni droit du travail. Au bout de la chaîne logistique se trouve le livreur ou le gérant du point de retrait, autre figure familière. « L’ouvrier est passé de l’usine à l’entrepôt, troquant la carrosserie pour le colis. »
Il n’empêche qu’on se demande, après avoir lu ce livre, s’il est encore possible de se vêtir sans alimenter une économie obscène.
Le site Vinted, paré de son implacable slogan (« Tu ne le portes plus ? Vends-le ») et d’un discours tellement philanthrope qu’il ferait passer la communauté Emmaüs pour des traders, en prend pour son grade. Non seulement « les plateformes de vente entre particuliers rejouent ainsi les cartes de la fast fashion, tout en invisibilisant les travailleurs nécessaires à leur fonctionnement » mais elles contribuent à appauvrir l’aide vestimentaire. Constatant la « chute qualitative des dons » dans la boutique solidaire de la rue de Maubeuge où elle donne un coup de main, Emmanuelle Durand remarque que « l’on se tourne plus spontanément vers la recommercialisation en ligne que vers le don caritatif ». L’autrice prend soin de ne pas jeter la pierre à celles et ceux qui y ont recours (légitime besoin d’argent), mais elle souligne avec justesse « les ficelles du ressort capitaliste de cette économie de plateformes qui parvient à détourner le don caritatif et à s’accaparer le vêtement usagé pour en faire une source d’enrichissement et de profit ».
Emmanuelle Durand s’efforce de remettre en question les dichotomies trop simples, comme l’opposition fast fashion/seconde main (il suffit de penser à cette fast fashion de seconde main justement – renommée démarquage ou déstockage – qui sert à écouler la surproduction). La démonstration est convaincante. Elle est aussi embarrassante pour qui souhaite des commerces plus équitables. Bien sûr, quand on s’habille, on n’est jamais tout à fait conscient des signes que l’on envoie. C’est aussi vrai pour le type de production que l’on soutient, même si c’est de manière involontaire. Emmanuelle Durand a raison de dire qu’il est plus simple de culpabiliser le consommateur sur ses habitudes d’achat que d’inciter l’industrie à changer ses méthodes. Il n’empêche qu’on se demande, après avoir lu ce livre, s’il est encore possible de se vêtir sans alimenter une économie obscène. Dans les années 1980-1990, des critiques féministes de la mode invitaient déjà à tenir compte du contexte de production dans le choix de nos vêtements. En 2013, l’effondrement du Rana Plaza, au Bengladesh, qui fit plus de 1 100 morts, révéla les formes démentielles de production de l’industrie textile occidentale à moindre coût. Combien de filières vertueuses dans l’industrie du vêtement actuelle ? Si l’on était d’une éthique sans faille, pleinement écoresponsables, on ne pourrait plus s’habiller. Doit-on procéder à une réforme vestimentaire, comme on tente de le faire pour l’alimentation ? Doit-on privilégier l’autoproduction, apprendre à tisser et à coudre, quitte à opter pour des habits rudimentaires ? Il n’appartient pas à Emmanuelle Durand d’y répondre. Son rôle est de nous faire appréhender un système de production complexe – et incidemment de nous poser des problèmes moraux. Modeste et prudente sur la portée pratique de son livre, elle se contente d’espérer une valorisation de l’économie solidaire. Un retour du geste gratuit, dans un monde de « marchandisation croissante des interactions », ce ne serait déjà pas si mal.
Cyrille Martinez est écrivain. Il a publié huit livres dont La bibliothèque noire, Le poète insupportable et autres anecdotes et, dernièrement Le marathon de Jean-Claude et autres épreuves de fond (Verticales, 2022). Il dirige la bibliothèque de littérature française et comparée Georges-Ascoli, à la Sorbonne.