Depuis L’autobiographie en France (1971) puis Le pacte autobiographique (1975), Philippe Lejeune a fait des écritures à la première personne, largement méprisées jusque-là, une littérature légitime, désormais enseignée dans les lycées et travaillée dans les universités. L’originalité de cette œuvre critique réside dans l’extraordinaire inventivité du chercheur et sa puissance de découverte. Avec cette étude du récit d’André Pézard, Nous autres à Vauquois, salué comme un chef-d’œuvre par Jean Norton Cru à sa parution en 1918, Philippe Lejeune nous offre une enquête formidable, à la fois, savante et érudite, généreuse et émouvante.
Philippe Lejeune est un chercheur singulier ; on pourrait même dire « un cas » tant il a, depuis son premier article, consacré à la madeleine de Proust, porté un regard d’une extrême originalité sur les textes. Qu’elles portent sur de la littérature consacrée (Les confessions de Rousseau, Les mots de Sartre ou W de Perec), sur des bestsellers (Le Journal d’Anne Franck, Moi, Pierre Rivière…) ou sur des textes qu’il fut le premier à publier (le Journal de Lucile Desmoulins ou le récit inédit de son aïeul Xavier-Édouard Lejeune), les analyses qu’il a produites sont inimitables : par les questions qu’elles posent (toujours très précises mais ouvrant sur des mondes à chaque fois différents), par la forme qu’elles prennent (toujours étonnante), par le ton adopté par le chercheur (toujours inquiet), et enfin par le profond désir de transmettre qui les anime. « Adieu ma pauvre guerre » est de ce point de vue un petit chef-d’œuvre.
Lorsque Philippe Lejeune entreprend ce chantier, les commémorations pour le centenaire de la Première Guerre mondiale s’annoncent. Il reprend un livre qu’il a dans sa bibliothèque depuis sa jeunesse, celui d’un certain André Pézard (1893-1984), grand italianiste, traducteur de Dante, professeur au Collège de France. Ce n’est pas un inconnu pour lui car, cousin germain de sa mère, « et de fait, mon parrain – un parrain qui me faisait très peur ». Pézard avait perdu une jambe au combat, il ne parlait pas de la guerre. Quelques années avant sa disparition, Philippe Lejeune a mené avec lui un long entretien au moment de sa grande enquête orale sur l’histoire de sa famille, mais les deux hommes n’avaient pas parlé de ce livre et de sa genèse. Un peu à reculons, le filleul se plonge dans cette lecture et, très vite, il est « retourné » : « c’était saisissant. L’écriture « littéraire » était au service d’une vision « avec », en caméra subjective, en direct sur le chaos et l’horreur de la bataille. Le sous-lieutenant Pézard était humain, simple, fraternel, passionnément attentif. Aucune condescendance ni aucun lyrisme pour parler des « poilus »». Philippe Lejeune ne pleut plus refermer ce livre, et il apprend que son parrain tenait un journal dans les tranchées. Grâce à la fille de Pézard, il part, limier obsessionnel, en quête du moindre écrit rédigé par son parrain durant ces années de guerre.
Dans la première partie de son ouvrage, Philippe Lejeune tient la chronique serrée de sa recherche pendant deux années. Il y raconte ses trouvailles, partage ses hypothèses, dit ses déceptions, s’inquiète de ses impasses et livre aussi, comme rarement, ses doutes, sans négliger ses émotions. Le récit de l’épisode de l’excursion en famille à Vauquois dans ce paysage, vestige du champ de bataille perforé par les obus et aujourd’hui recouvert d’une végétation dense, est bouleversant. Le chercheur dévoile progressivement un immense massif d’archives constitué non seulement d’un journal, de plusieurs correspondances mais aussi de centaines de photographies. L’entreprise de recherche devient doublement collective. D’une part, viennent en renfort le frère de l’auteur et la petite-fille de Pézard, sans oublier un collègue polonais, ainsi que des archivistes à Marseille et aux Archives nationales. D’autre part, l’enquête s’élargit à d’autres contemporains : Norton Cru, bien sûr, avec qui Pézard a eu une longue correspondance (que Lejeune transcrit, comme la majorité des pièces qui tombent sous ses mains) qui révèle l’histoire du texte, mais aussi Paul Cazin (auteur de L’humaniste à la guerre, 1915).
Suivent les quatre articles que le chercheur a publiés au cours de ces deux années de recherches. Dans le premier sur la genèse, le maître de l’autobiographie excelle. Les analyses de Lejeune sont d’autant plus percutantes que Pézard avait lui-même au fond de la tranchée, sur son carnet, tenu le compte de ses écritures : son journal, un inventaire de ses photographies et la date des lettres envoyées à l’arrière à son père, à sa mère et à sa sœur Hélène (à destination collective). Le chercheur montre les possibilités d’analyse qu’un tel corpus permet et ne nous en donne que quelques exemples. De même, dans les trois autres chapitres, il ne fait qu’esquisser des recherches possibles : la relation qui naît « après-coup » avec Norton Cru, ou l’exploration de sa vie une fois la guerre finie : à partir de ses divers écrits personnels, ses évolutions idéologiques et surtout ses rêves.
Disons un mot sur le dernier chapitre d’une très belle intensité, sur les amitiés masculines qui naissent sur le champ de bataille, et dont Pézard semble avoir été nostalgique tout le reste de sa vie, cette camaraderie en situation extrême qui donne à chaque geste une valeur inestimable. On ne s’étonnera pas que Philippe Lejeune ait choisi de publier cet article dans La faute à Rousseau, le journal de l’Association pour l’Autobiographie et le Patrimoine Autobiographique, association qu’il a cofondée avec Chantal Chaveyriat-Dumoulin en 1992. C’est aussi là, à Ambérieu-en-Bugey, qu’au fur et à mesure de ses transcriptions le chercheur a déposé des éditions des différents éléments du corpus (correspondance, journal…). Manière de faire exister encore André Pézard, d’encourager d’autres personnes à étudier ce livre singulier et de l’environner d’autres carnets de poilus, d’autres écrits de vies. De faire, comme toujours avec Philippe Lejeune, œuvre commune.
Cet article a été publié sur le site de notre partenaire Médiapart.