Ces trois essais, comme le volume consacré à l’histoire du mouvement « Transitions », ont été publiés, le fait n’est pas totalement anodin, par de petites maisons d’édition, « engagées » à l’écart des « grands » éditeurs.
Nombre de comptes rendus déjà effectués disent l’importance des essais de Florent Coste, de Sandra Lucbert et de celui de Justine Huppe en particulier, dans le microcosme de l’Université française, mais aussi dans des revues littéraires en ligne, des journaux, dans Le Monde des livres, où Tiphaine Samoyault commente de façon élogieuse l’ouvrage de Florent Coste. Aussi le présent commentaire voudrait-il justifier son existence par ses orientations synthétiques et comparatistes.
La finalité des trois essais, en cela différente de « l’aventure critique » relatée par le volume consacré à Transitions (éd. Ithaque) qui s’inscrit dans une perspective plus diachronique, peut être définie par un ensemble de questionnements littéraires sur notre présent : ceux de la fonction sociale, historique, politique enfin de la littérature à une époque, la nôtre, caractérisée par un capitalisme néolibéral, décomplexé puisque n’ayant plus à se justifier par opposition à des « versions du monde » alternatives, « dé-différenciant » la culture en l’insérant dans une économie normative de marché. Justine Huppe constate : « une économie qui tire largement profit du secteur culturel voire qui tend à enrichir la valeur de ses produits en les nimbant d’une aura de prestige artistique ou littéraire rebat les cartes de la grandeur sociale et de l’autonomie dont les écrivains.es se sont longtemps prévalus.es. ». Ensuite (et partiellement à cause du constat précédent) parce que ces essais problématisent l’idée d’une mutation, peut-être fondamentale, du sens même du mot « littérature », défini, en Occident, en Europe comme tel depuis la fin du XVIIIe siècle ; dans une relation de filiation, plus ou moins directe, avec les théories ontologiques du littéraire (et de l’art en général), fondées sur le concept de réflexivité, thèses issues du romantisme allemand et jamais véritablement remises en question par la suite, thèses radicalisées par l’absolutisation du concept « d’écriture » dans les structuralismes au XXe siècle.
Il est clair que ces trois essais de « jeunes auteurs », comme « l’aventure critique » collective de Transitions d’ailleurs, disent la vacuité réactionnaire du mouvement qui apparut à la fin de ce même siècle – sans doute en relation avec la question de la « fin de l’histoire » et donc de la perte de signification du lien entre présence de l’art et renouvellement incessant des formes. Rappeler ces critiques de la « modernité », marquées par leurs trop évidents corrélats idéologiques : revalorisation du « bon sens », du « sens commun », de la lisibilité, de la sensibilité, de la signification, comme autant de valeurs prétendument « humanistes », ne présente d’utilité que pour dégager la position commune de tous ces ouvrages face aux diverses entreprises de restauration de la « valeur » : définir la littérature comme une réalité culturelle « embarquée », pour reproduire la métaphore de Justine Huppe. Un art « embarqué » ? Autant dire que le fait littéraire ne saurait prétendre – et ce constat vaut pour la théorie peut-être encore plus que pour les œuvres elles-mêmes qui excèdent souvent les champs théoriques dans leur liberté expressive – que les pratiques esthétiques en général sont, de manière indépassable, inscrites dans une contextualisation historique, dans des rapports de production tout comme les champs épistémologiques qui, eux-mêmes, ne peuvent prétendre à aucune position de surplomb totalisant, à nulle autonomie absolue.
Mais chacun de ces essais affirme une spécificité de l’œuvre d’art qui témoigne de sa singularité, de son altérité, de sa « différence » en s’instaurant, de manière adversative, comme l’autre de tous les discours. C’est en rappelant les propos de Walter Benjamin sur « la littérarisation des conditions de vie », sur l’extension, la dilution du fait littéraire et donc de la perte de son « statut d’exception », puis le constat de Fredric Jameson sur la « dilatation des sphères culturelles » , ceux, enfin de Hans Magnus Enzensberger sur le statut profondément historicisé d’une institution, celle de « l’instance littéraire », que Justine Huppe propose une synthèse de son livre. Elle souligne que les propos théoriques de ces auteurs n’impliquent aucune « considération morale vis-à-vis de ces métamorphoses mais en cultivent l’ambivalence. Pour ces trois auteurs, la perte de la valeur culturelle de l’art, la dédifférenciation des sphères esthétique et marchande, la dissolution de la fonction sociale de la littérature sont inéluctables et la tâche la plus urgente consiste avant tout à décrire les contraintes et/ou les marges d’action qu’elles dessinent. »
Mais chacun de ces essais affirme une spécificité de l’œuvre d’art qui témoigne de sa singularité, de son altérité, de sa « différence » en s’instaurant, de manière adversative, comme l’autre de tous les discours.
C’est précisément la recherche, l’identification de ces « marges de manœuvre », que proposent les essais de Coste et de Lucbert. Pour Florent Coste, il s’agit d’abord de subvertir les discours dominants (souvent ceux des médias) selon un modus operandi qui consiste à « encastrer de manière robuste l’écriture poétique dans le champ de la pratique à hauteur des écritures ordinaires, et de la doter de capacités à s’y connecter et à renégocier ses connexions ». Il analyse, à partir essentiellement d’œuvres poétiques récentes (sans doute peut-on déplorer l’absence de réflexion sur l’évolution du genre romanesque, genre pourtant très largement majoritaire aujourd’hui), les stratégies de détournement, de subversion, les « dispositifs » imaginés « comme une manière interventionniste d’écrire, de faire écrire, de provoquer collectivement de l’écriture hors des voies toutes tracées de la vie sociale instituée », mais il ajoute aussitôt : « sans certitude des résultats produits ».
Et c’est avec virulence parfois que Sandra Lucbert met en valeur le « travail sur la langue », le pouvoir de déflagration de la « figure » « pour produire du contre qui ne soit pas compartiment du pour, il faut construire, non pas de la représentation-mimésis, mais une figure ». Ici, il faut bien le reconnaître, rien de véritablement nouveau : la « figure » ressemble étrangement aux notions de « défiguration », de « défamiliarisation » élaborées durant les années de la pensée structurale et/ou déconstructionniste ! Chez Lucbert, l’insoumission de la littérature passe en effet par « l’arrachement aux systèmes des évidences », par l’exigence du « désordre », de la « discontinuité », par le transfini éblouissant de la métaphore, de « l’association fulgurante », ou encore par cet éloge du « monstrueux » dont Jean Clair faisait l’emblème de « l’art moderne » (Hubris. La fabrique du monstre dans l’art moderne, 2012).
En résumé, ces approches critiques et théoriques mettent en évidence un déplacement dans l’appréciation de l’œuvre d’art. Il s’agit moins de la définir, d’en décrire la «spécificité », que de comprendre quelle utilisation on peut en avoir. Comme le souligne Daniele Giglioli, cité par Justine Huppe, au sujet de la fonction de la critique et de la théorie : « D’interprétations, elles doivent se faire exemplification, se penser davantage que comme pensée et communication, plutôt comme geste, performance, événement, processus constituant qui se donne ses règles dans l’acte qui le fait advenir […] Ne regardez pas ce qu’il y a dans ce texte, regardez ce qu’il est possible de faire en lisant ce texte ». La littérature devient donc une pragmatique de l’action, modestement.
Florent Coste se livre à un commentaire, souvent laudateur, des ouvrages d’Hélène Merlin-Kajman (Lire dans la gueule du loup. Essais sur une zone à défendre, 2016 ; L’animal ensorcelé, 2016) même si, bien évidemment de son point de vue, qualifier la littérature de « zone à défendre » semble impliquer une conception du fait littéraire à l’écart du système socio-économique où elle advient. Propos simplificateur ! En effet, l’analyse du volume Transitions. Une aventure critique porte preuve, dans la succession régulière, depuis 2012, des manifestations (séminaires, colloques…) universitaires parfois internationales organisées par ce « mouvement », d’une sensibilité sismographique d’une grande pertinence à l’évolution de l’histoire des idées, des champs théoriques et critiques, des sensibilités, idéologiques, sociologiques, politiques enfin, et par là atteste de la conscience qui est la sienne d’être une « aventure critique embarquée » ! Mais il atteste surtout, continûment, d’une volonté : celle de réfléchir sur les conditions de mise en œuvre d’un d’héritage culturel, patrimonial de la littérature, de toutes les littératures, dans le temps, dans l’espace et ce, dans une perspective parfaitement assumée : celle de l’enseignement, précisément pensé en termes d’héritage critique. De fait, l’ouvrage collectif du mouvement « Transitions » atteste d’une orientation majeure – mais ne se réduit pas à celle-ci, loin s’en faut –, liée au métier d’enseignant « en fac de lettres » et qui, donc, pose continûment la question de l’enseignement de la littérature, tout particulièrement de la littérature non contemporaine, à l’Université mais aussi dans l’école secondaire : l’essentiel, dès lors, réside dans la question de la transmission, ou mieux dans celle des conditions de transmissibilité du « patrimoine » littéraire en s’interrogeant, avec lucidité, sur la fonctionnalité, la légitimité d’une telle exigence de continuité.
C’est la teneur de cette « aventure » que dégage d’ailleurs Florent Coste dans son commentaire des ouvrages d’Hélène Merlin-Kajman en soulignant qu’elle « a fait de la transmission le cœur de son questionnement, d’une manière qui l’oblige à penser sa transhistoricité ». La succession des manifestations du « mouvement » atteste de cette double polarité : historicité de sa réflexion et plaidoyer pour une transhistoricité de la littérature, remettant en cause les « césures » épistémologiques qui impliqueraient des régimes ontologiques irréductibles les uns aux autres.
Double constat problématisé selon une double logique : d’abord, celle de l’interaction de ces théories et de l’enseignement. Ensuite, celle de la prise en compte et de l’examen de l’évolution des champs critiques, notamment internationaux : l’apparition du lien entre littérature et éthique (2016-2017) ; « Partages transitionnels : la littérature approchée » (2017-2018). Passionnant ensemble d’interrogations sur ce que lire signifie dans le rapport à la lettre du texte où apparaît l’idée d’une large variabilité de la relation tantôt distanciée, tantôt immersive du lecteur à ce qu’il lit, une variabilité impossible à objectiver et ouvrant le geste de lecture individuel à un acte de liberté ; 2018 encore, « Littérature et trauma », qui interroge, ici encore avec lucidité la pertinence de ce lien, devenu lieu commun, « qui fait du traumatisme un fait anthropologique majeur du monde contemporain ».
En tant qu’enseignant comparatiste, je ne puis que dire mon adhésion à ces questionnements ; ils furent les miens tout au long de la pratique de mon « métier » : « Quel récit possible, à présent ? » et comment enseigner les littératures, les pratiques esthétiques en général, des siècles enfuis en élaborant une relation dialectique entre celles-ci et le présent des étudiants ?
Il importe d’ajouter que l’originalité (au carrefour de l’anthropologie, de la psychologie, de l’histoire littéraire, de la science des textes) de chacun de ces thèmes de réflexion se manifeste dans l’exploitation fonctionnelle du terme de « transition » (emprunté à Winnicott), du qualificatif « transitionnel » plutôt d’ailleurs par l’emploi métaphorique qui en est fait. À ce sujet, il convient de lire le double « Avant-propos » de l’ouvrage, rédigé par Hélène Merlin-Kajman et Jérôme David. L’exploitation de cet adjectif atteste d’un déplacement essentiel : la littérature fait désormais l’objet moins d’une quête de définition absolutisée que d’une mise en évidence de sa fonction « transitionnelle » – organisant un « partage du sensible » – jouant un rôle de médiation, de socialisation constitutive dans le rapport entre moi et l’autre. À l’exact croisement de la préoccupation pédagogique : enseigner la littérature, c’est enseigner les modalités de la relation, et de la préoccupation théorique : sortir des impasses historiques, trop ressassées pour devoir être explicitées, entre « représentation » et anti-représentation réflexive, entre un historicisme opposant les « Belles Lettres » et la « littérature moderne ». Rétrospectivement, il est possible de dire, avec Jérôme David : « Le mouvement Transitions […] assign[e] à la critique une autre urgence que celle de fixer ou de brouiller le propre de la littérature. Héritier à la fois du formalisme des années 1960-1970 et de l’historicisme qui lui a succédé, il en a estompé les crispations réciproques ».
Enfin, il importe de dégager une autre singularité de cette « aventure critique » : la politique de l’amitié, dans sa pratique communautaire, dans un faire expérimental comme partage. En effet, le volume rend compte des productions, depuis 2012, du groupe constitutif de ce mouvement : « Saynettes » comme pratique d’écriture dialectisant un texte du passé (de tous les passés, de tous les champs culturels) pour en faire une lecture à l’usage du présent, « Exergues », court commentaire d’une citation dans un même esprit, « Adages », ou l’art de jouer avec les lieux communs, etc. Chaque fragment dit un amour commun – une passion – pour le littéraire.
Le « courage » de ces quatre ouvrages réside dans leur « faire face » s’opposant à toute aventureuse proclamation de la « fin » de la littérature (à côté de bien d’autres proclamations de « fin » qui firent long feu !). Sans prétendre « changer le monde », rouges ambitions utopiques d’un autre temps, sans prétendre avoir une « action directe » sur la réalité sociale, économique, politique, mais avec une exigence commune et, en définitive, anthropologique de poser la question du « qui ? ». Jérôme David : « Le mouvement Transitions s’est aussi donné pour horizon une instabilité foncière du réel donnant droit à la mouvance des choses, des temps et des identités. » Que la littérature soit un ouvert, une résistance à la norme, aux évidences, à tout ce donné dont on croit fallacieusement user librement alors qu’il nous modèle selon le règne des objets et de la « réalité ». Ce donné, Kafka, voilà bien longtemps, le désignait comme « le positif » et il invitait à penser « qu’il nous reste à faire le négatif », assignant à chacun un but : ouvrir notre imaginaire à un envers. Peut-être est-ce à ce renversement, dans l’espoir incertain des possibles qu’œuvrent aujourd’hui encore les littératures, quels qu’en soient les (nouveaux) supports ?