Après un pogrome

On ne s’étonnera pas qu’André Sirota, né à Paris le 29 septembre 1941 – jour où 33 771 Juifs ukrainiens étaient assassinés à Baby Yar – d’un père rescapé du pogrome de Jitomir de 1919, soit devenu historien, puis psychanalyste. Du côté de sa mère, issue d’une famille juive de Mostaganem en Algérie, le passé fut incontestablement plus supportable et il en sera, par la force des choses, moins question ici.

André Sirota | Retour à Jitomir. Le manuscrit, 227 p., 19 €

Si le titre évoque le fameux Retour à Lemberg de Philippe Sands (Albin Michel, 2017), dont André Sirota ne prit connaissance qu’après avoir choisi le titre de son propre livre, on peut également faire d’autres comparaisons. Le premier est juriste et s’attaque à l’inscription dans la loi de définitions à portée universelle ; le second mène une réflexion également à portée générale sur l’identité et le sentiment de l’identité. L’un et l’autre ont fait le « voyage du retour », empruntant parfois le même chemin. Lemberg-Lvov-Lviv appartenait à l’Autriche-Hongrie, tandis qu’à quatre heures de route Jitomir était situé dans la zone de résidence assignée aux Juifs par l’empire tsariste. À la fin du XIXe siècle, la population juive de ces deux villes du Yiddishland, aujourd’hui en Ukraine, avoisinait les 40 %. C’est à Jitomir qu’en 1862 le théâtre yiddish prit naissance. C’est aussi à Jitomir que les livres religieux juifs furent imprimés.

« Entendre prononcer par eux, les parents, les noms des villes de leur naissance et de leur enfance – où ils ne sont jamais retournés – procure une émotion intense, une vibration sensorielle. » Est-ce la raison pour laquelle eux, les enfants, y sont « retournés », comme le disent Sands et Sirota, alors qu’eux-mêmes n’y étaient jamais allés ? En 2013, André Sirota entreprend son « voyage du retour ». Il lui aura fallu trois jours dans les archives locales à la recherche des noms de ses grands-parents paternels pour que, retrouvés inscrits dans le registre du rabbinat, ils deviennent réels. 

Auparavant, l’auteur s’est plongé dans l’histoire de cette « terre de sang » que fut l’Ukraine, entre pogromes et « Shoah par balles », comme on nomme désormais les tueries de masse au bord des fosses communes creusées par ceux qui allaient y être enterrés – le livre de Marie Moutier-Bitan, Le pacte antisémite. Le début de la Shoah en Galicie orientale (Passés Composés, 2023), fait l’état le plus récent et le plus complet de la question. Mais déjà, bien auparavant, d’un village ou d’une ville à l’autre, les Juifs vivaient dans l’attente constante du prochain massacre. Les vingt premières années du XXe siècle, comme les vingt précédentes, correspondent à des décennies de pogromes encouragés, voire suscités par le régime tsariste, notamment depuis celui de 1905, qui dura trois jours. De jeunes Juifs constituèrent alors une organisation d’auto-défense et furent les premiers à être massacrés (on a ici en tête le récent film SHTTL d’Ady Walter). Quand ils le peuvent, ils émigrent ou rejoignent le Parti bolchevique. 

Photos des 35 Juifs tués lors du massacre de Pinsk par l’armée polonaise en 1919 © CC0/WikiCommons

À peine la révolution d’Octobre avait-elle eu lieu, là-bas, à Petrograd, que les bandes armées de Petlioura et l’Armée blanche du général Denikine s’en vinrent commettre les pires pogromes. Derrière tout Juif, ne se cachait-il pas un bolchevique ? On racontait que « les Juifs, c’est-à-dire les Bolchéviques », avaient fusillé 1 700 chrétiens en prenant Jitomir. Lorsque l’Armée rouge se retire provisoirement de la ville, les assassins retournent achever leur œuvre exterminatrice. L’ordre sera plus ou moins rétabli par les Bolcheviques qui exécutent quelques responsables du pogrome, mais l’on sait que même au sein de l’Armée rouge il y avait des antisémites. On estime à 150 000 le nombre de victimes juives de pogromes entre 1918 et 1922, 125 000 en Ukraine et 25 000 en Biélorussie.

David Sirota avait sept ans et demi lorsque, entre le 22 et le 26 mars 1919, rentrant de l’école juive (Heder), il découvre, parmi d’autres, le corps de son père, peut-être aussi celui de sa mère, à moins qu’elle ne soit morte de maladie quelques mois auparavant. De sa propre date de naissance, David n’est lui-même pas certain. Son sort évoque par instants celui d’Aaron Appelfeld dans Histoire d’une vie mais, contrairement à ce dernier, il n’aura pas écrit son histoire. Ses fils et d’autres membres de la famille l’obligeront à en parler alors qu’il aura dépassé quatre-vingts ans et, à chacun, il livrera des récits flottants entre souvenirs vrais et souvenirs flous, voire souvenirs-écran, des souvenirs peut-être inventés pour combler les vides. « Les récits n’étaient pas les mêmes selon les années et les interlocuteurs. » Comment un enfant propulsé si jeune dans la vie pour y errer totalement livré à lui-même pourrait-il se souvenir de tout, d’autant qu’il a décidé d’enfouir ce passé pour pouvoir continuer à vivre ?

« Ce que j’étais avant, avant ces journées de mars 1919, je n’en ai aucun souvenir, dit David Sirota à son fils. C’est un pogrome qui fonde ma vie psychique et mon regard sur le monde. […] J’ai dû grandir à partir d’un trou dans ma psyché. Le trou sans sépulture où mes parents ne sont pas enterrés. » Fuyant le lieu du massacre, David marche droit devant lui, en direction de la gare. D’autres enfants orphelins comme lui y sont regroupés par une organisation caritative juive. Il est envoyé en Palestine, puis en France pour y étudier. Vit de petits boulots à Paris, dans le quartier du Sentier, s’engage à dix-sept ans dans la Légion étrangère, y reste cinq ans, retourne ensuite à Paris. Nous sommes en 1936, il est désormais marié et naturalisé français. Avec Anna, ils auront trois enfants, dont André, et survivront à l’occupation allemande. « Se cacher, se disperser, ne jamais rester au même endroit », cela les sauvera. En France, David se dira juif et « de gauche », mais n’en fera pas état publiquement, montera une entreprise et aura l’existence normale d’un père de famille. Qu’un de ses fils, qui se dit « Juif diasporique », s’intéresse à Freud lui fait hausser les épaules. « De la merde que tout ça ! » Sans doute aurait-il tout autant balayé d’un revers de la main « la parenté entre la judéité après Auschwitz-Birkenau et la psychanalyse », message de ce livre, qu’André a établie. 

David Sirota mourra en Israël, où il avait émigré en 1963. « Rêver d’une terre promise, écrit son fils, qui n’attend que vous, n’est là que pour vous, que personne d’autre avant vous n’aura habitée, hors vos propres ancêtres, est une chimère, pire une folie. Il y a toujours eu de l’autre avant soi. Sans qui nous ne serions pas là où nous sommes. »