Serge Berna, un besoin fou de vivre

Pour la première fois sont rassemblés les écrits de Serge Berna, centenaire cette année, parmi lesquels plusieurs inédits, ainsi que divers témoignages et documents. Ce révolté, poète et voyou était devenu célèbre par le scandale de Notre-Dame en 1950, avant de fonder l’Internationale lettriste avec Guy Debord deux ans plus tard.

Serge Berna  | Écrits et documents. Édition de Jean-Louis Rançon. Éditions du Sandre, 208 p., 35 €

En 2006, Jean-Louis Rançon éditait chez Gallimard, dans la collection « Quarto », les Œuvres de Guy Debord. C’est en les préparant, indique-t-il, que la personnalité de Serge Berna, complice de Debord dans les premières années de l’Internationale lettriste, a piqué sa curiosité. On n’en savait certes pas grand-chose. Il propose aujourd’hui le résultat de ce qui fut un véritable travail d’enquête : rassemblant les textes publiés çà et là, traquant les inédits, collectant coupures de presse, témoignages et autres documents. Classés dans l’ordre chronologique des événements, de la même manière qu’il avait procédé pour les Œuvres de Debord, ces éléments dessinent peu à peu un parcours, comme une biographie par les faits et gestes, un portrait de Berna aux contours enfin plus nets. Même s’il y reste encore, et sans doute pour longtemps, des flous et des zones d’ombre.

Il y a, bien sûr, le scandale de Notre-Dame. Le 9 avril 1950, dimanche de Pâques, un individu déguisé en dominicain monte en chaire à Notre-Dame de Paris, en plein office, pour proférer un discours dans lequel il s’en prend à l’Église et proclame la mort de Dieu. Il s’agit de Michel Mourre ; le discours est de Serge Berna. L’écho, sur le coup, est considérable : en atteste le nombre d’extraits de presse ici reproduits. 

Serge Berna
Michel Mourre et Serge Berna au bar-tabac Saint-Claude © Raymond Hains

Mourre a vingt et un ans, Berna vingt-cinq. Tous deux appartiennent à cette jeunesse en rupture, qui récuse le présent et ne voit pas d’avenir, trainant par les rues et cafés de Saint-Germain-des-Prés. Elle a connu la guerre et peine à accepter que tout redevienne comme avant, comme s’il ne s’était rien passé. D’autant plus que plane, désormais, une menace nucléaire, c’est-à-dire d’extinction, dont on a peut-être oublié combien elle fut réelle et pesante dans le contexte de la guerre froide. À quoi bon, alors, jouer un rôle dans ce monde ? À quoi bon travailler ? Certains y mettent de la méthode. Moins d’un mois plus tôt, le 16 mars 1950, Berna avait organisé, à la salle des Sociétés Savantes, un Grand Meeting des Ratés, appelant les « incapables, inutiles, oisifs, va-nu-pieds de comptoirs » à venir se reconnaître et s’affirmer. Car sous le refus des normes, de la morale, de l’Église, il y a aussi « un besoin fou de vivre à pleines mains, à pleines dents, à plein sexe ». 

Un tel projet ne peut qu’amener à Berna des ennuis avec la justice. Déjà en 1949, il était condamné à six mois de prison avec sursis pour vol de livre. Le scandale de Notre-Dame lui coûte cette fois 2 000 francs d’amende. Ce qui ne l’empêche pas de s’illustrer encore, deux mois plus tard, en perturbant, aux cris de « Votre école est un bagne », une cérémonie à l’orphelinat des apprentis d’Auteuil. Dans la bagarre qui suit, Berna donne des coups de pied à un gardien de la paix : il écope d’une amende de 6 000 francs et de quatre mois d’emprisonnement pour « rébellion ». La vie de Serge Berna est également la chronique de ses séjours en prison. Jean-Louis Rançon en reconstitue précisément les étapes : Béziers, Fresnes, Cormeilles-en-Parisis, Draguignan, Marseille.

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Dans l’affaire d’Auteuil, il a de nouveaux complices, parmi lesquels un certain Gil J Wolman. Le scandale attire le scandale : sans qu’on puisse exactement en préciser la date, Berna est entré en contact le groupe lettriste, dont Wolman fait partie. Fondé en janvier 1946 par Isidore Isou, le groupe est passé maître dans l’art de faire du bruit. Le nom de Berna figure sur l’affiche des récitals du mois d’octobre 1950. En décembre, il publie un poème phonétique dans le n°1 de la revue Ur. Mais plus qu’une conception du poème, c’est surtout la révolte lettriste qui l’attire, le Soulèvement de la Jeunesse prôné par Isou. 

Le 20 avril 1951, Guy Debord les rejoint lui aussi. Bientôt, Debord et Berna forment avec Wolman et Jean-Louis Brau l’Internationale lettriste : tendance radicale à l’intérieur du mouvement, puis mouvement autonome. Jean-Louis Rançon reprend ici des textes déjà présentés dans les Œuvres de Debord, dont la cohérence ressort désormais grâce aux textes antérieurs de Berna. Celui-ci est signataire du tract Finis les pieds plats, dans lequel l’Internationale lettriste s’en prend violemment à Chaplin en octobre 1952 : « Vous êtes « celui-qui-tend-l’autre-joue-et-l’autre-fesse » mais nous qui sommes jeunes et beaux, répondons Révolution lorsqu’on nous dit souffrance. » À quoi la conférence d’Aubervilliers ajoute en décembre : « C’est dans le dépassement des arts que la démarche reste à faire. » Tout est là : il n’est plus temps de « tourner en rond », de s’en tenir aux « voies atténuées de la littérature » comme l’écrivait Berna dans À propos de Notre-Dame (1950). Il faut passer à l’action directe. Décidément, il s’agit de vivre.

Serge Berna, Écrits et documents
« Finis les pieds plats », par Serge Berna, Jean-Louis Brau, Guy-Ernest Debord, Gil J Wolman © Éditions du Sandre

De la même époque, celle de l’Internationale lettriste, date Les Jeux de l’amour et du hasard, « roman-film influenciel » : collage de photos d’acteurs et d’actrices découpées dans la presse, complétées de phrases extraites de chansons, poèmes, romans de chevalerie, pièces de théâtre. Œuvre inédite, d’une longueur de soixante-dix-sept pages, retrouvée dans les archives de Wolman, elle reflète bien les recherches que mène le groupe à ce moment-là, sans rien ajouter toutefois à la gloire de Berna. Les pièces les plus intéressantes du volume sont sans conteste ses essais. Outre celui déjà cité, À propos de Notre-Dame, on retiendra particulièrement le début d’un livre resté à l’état de projet sur l’Esthétique du scandale (1950). Ils permettent de pénétrer le sens d’une démarche plus réfléchie qu’il n’y paraît, par-delà les coups d’éclat auxquels on aurait vite tendance à la réduire.

En 1952, Berna avait découvert des manuscrits d’Artaud dans un grenier de la rue Visconti. Il les publie en 1953 chez Losfeld, accompagnés d’une préface. Ce retour vers la littérature – ou perçu comme tel – lui vaut d’être exclu de l’Internationale lettriste. Il crée alors une revue, En Marge, qui ne connaîtra qu’un seul numéro, avant de se consacrer à la peinture à partir de 1956. On n’a malheureusement pas conservé d’exemple de ses tableaux. Michel Gribinski, dont Jean-Louis Rançon a recueilli les souvenirs, en résume ainsi le principe : Berna projetait des pigments sur du vernis, puis crachait par-dessus. N’avait-il pas déclaré en 1950 : « Si vous considérez […] le comportement du dudit Serge Berna, vous constaterez qu’il tend […] à vous cracher au visage » ? Il y a là de la constance. Plus que jamais, Berna vit d’expédients, c’est-à-dire d’escroqueries et de larcins. En 1959, il est incarcéré pour deux ans. Une fois sorti de prison, en 1961, on ignore ce qu’il est devenu. Des témoignages de Raymond Hains et de Jacques Villeglé laissent penser qu’il aurait été interné. Les archives psychiatriques étant soumises au secret pendant 120 ans à compter de la date de naissance des patients, Jean-Louis Rançon a dû abandonner là ses investigations. Il faudra attendre 2044 pour s’en assurer. Mais au fond, nous en savons d’ores et déjà assez.

Tandis que d’autres, comme Debord, finirent tout de même par faire œuvre, Serge Berna est toujours resté un désœuvré. L’urgence de vivre sans entraves l’a emporté, jusqu’à le rendre fou peut-être, laissant seulement au passage quelques traces. Figure fugitive, à la fois extrême et révélatrice de cette jeunesse en rupture du Saint-Germain-des-Prés des années 1950, il aurait pu sombrer ou presque dans l’oubli. Il faut remercier Jean-Louis Rançon et les Éditions du Sandre de contribuer aujourd’hui à l’en tirer.


François Coadou est philosophe, historien d’art et critique d’art. Il enseigne à l’École nationale supérieure d’art de Limoges et à l’université de Limoges.