Le 22 juin 1941, Hitler mit fin à la collaboration que Staline lui avait proposée le 22 août 1939 et qu’il avait aussitôt acceptée tant elle pouvait – et allait – lui être utile. La Wehrmacht entrait en URSS, prenait Staline par surprise, bousculait l’Armée rouge et, deux mois et demi plus tard, parvenait aux portes de Leningrad, pourtant distante de près de 900 km de la frontière. Le 29 août, elle coupait la dernière liaison ferroviaire entre Leningrad et le reste du pays ; puis, le 8 septembre, elle parachevait l’encerclement de Leningrad. Commençait alors une longue période d’horreur pour les quelque trois millions et demi d’habitants.
« Le siège de Leningrad, écrit l’auteure, est indiscutablement une catastrophe humanitaire. Pourtant, pendant des décennies, l’histoire officielle en Union soviétique a réussi la prouesse de le convertir en épopée héroïque » et de transformer les quelque 800 000 morts de faim, de froid, ou écrasés sous les bombes et les obus, dont beaucoup finirent dans des fosses communes tant il était difficile de creuser des tombes individuelles, en autant de héros décidés à se battre jusqu’au bout et à se sacrifier pour la défense de la patrie. Sarah Gruszka note fort justement : « pendant près d’un demi-siècle, bien que des centaines d’ouvrages aient été consacrés à cette histoire, elle fut étroitement contrôlée, altérée, édulcorée ».
Ce mythe fabriqué sous Staline par des bureaucrates qui avaient passé la guerre bien au chaud dans leurs bureaux et très convenablement nourris retrouve une seconde vie aujourd’hui sous Poutine pour animer une ferveur patriotique quelque peu défaillante.
Sarah Gruszka définit la portée de son travail en écrivant : « C’est tout le parti pris de ce livre de proposer une histoire par en bas pour en finir avec les poncifs hérités de décennies de censure, d’altération ». Elle construit cette histoire en prenant appui sur des centaines de journaux intimes écrits par des habitants de Leningrad affamés, gelés, entourés de mourants et de morts, mais animés du courage de se lancer dans une entreprise dangereuse, si d’aventure un policier quelconque avait pu prendre connaissance de leur écrit, même si ce dernier ne contenait rien de réellement subversif. La seule mention des conditions de vie (ou plutôt, trop souvent, d’agonie) était dangereuse. La propagande officielle dissimulait en effet la famine qui ravageait la ville, surtout pendant l’hiver 1941-1942. Elle présentait la vie des habitants de Leningrad comme une gigantesque tension héroïque, et jamais l’image d’un être affamé ne fut alors publiée.
Sarah Gruzka constate, à la lecture de certains journaux intimes rédigés par les victimes de la famine qui ravage la population de la ville, à l’exception, bien entendu, des dirigeants du parti : « des parallèles entre pratiques nazies et staliniennes se retrouvent sous la plume de plusieurs Léningradois ». L’auteure de l’un de ces journaux intimes considère que les travaux de terrassement que l’on impose à des milliers d’habitants « ont pour véritable visée de briser les velléités de révolte au sein de la population afin d’éviter que ne se reproduise le scénario de Petrograd pendant la Première Guerre mondiale ».
Sarah Gruszka parvient à associer dans son récit la description des épreuves accablantes de la vie quotidienne et les problèmes politiques sous-jacents. Ici, elle évoque les combines destinées à combattre la famine : « l’un des plats typiques de la « cuisine du siège » est une gelée à base de colle à bois ou à papier peint ». Là, elle énumère toutes les conséquences du manque d’eau provoqué par la destruction des canalisations, à commencer par l’impossibilité de se laver, qui transforme les habitants en fantômes crasseux et puants.
À ces détails de l’existence (ou de la mort) quotidienne, elle ajoute la description du climat politique ou plus exactement policier que l’appareil bureaucratique fait régner dans la ville. Ainsi, souligne-t-elle : « C’est précisément quand la famine et la mortalité atteignent leur pic à Leningrad en janvier 1942 que les arrestations pour activités contre-révolutionnaires sont le plus nombreuses ». Ces prétendues activités contre-révolutionnaires relèvent plus de la crainte d’une protestation de la population, très éprouvée, que d’une quelconque réalité. Certes, « une Léningradoise racontera rétrospectivement que les assiégés nourrissaient l’espoir que les bombes auraient au moins un effet bénéfique, celui de toucher le bâtiment du NKVD – ce qui aurait permis d’en détruire les archives contenant tous les dossiers d’accusation ». Mais un abîme sépare cet espoir déçu de l’ombre d’une quelconque activité.
Sarah Gruszka souligne : « Malgré ce contexte répressif qui s’ajoutait aux effroyables épreuves de la guerre et du siège, les Léningradois ne se laissent pas paralyser par la peur. » L’historien russe Mikhaïl Gefter, alors médecin militaire, affirme à ce propos : « 1941 fut davantage une libération que 1945 », car cette année-là libéra en partie la pensée ; il évoque à ce propos une « déstalinisation spontanée ».
Le livre de Sarah Gruszka parvient à conjuguer la description des horreurs de la réalité et l’illustration de ce processus politique, certes inachevé mais profond, même si l’omniprésence de l’appareil policier l’empêche de prendre une forme collective.