Deux livres militants sur le théâtre reprennent des publications antérieures. Transparences du passé, de Christian Biet, est un ouvrage posthume composé par son épouse, Sophie Houdard, et Olivier Neveux. Jean Jourdheuil rassemble dans Le théâtre, les nénuphars, les moulins à vent des articles qu’il a écrits entre 1983 et 2010, dont l’un à l’invitation de Christian Biet.
Auteurs d’importants travaux théoriques, Christian Biet et Jean Jourdheuil ont tous deux enseigné à l’université de Nanterre au département d’études théâtrales, tous deux pratiqué la mise en scène en partenariat avec Les Amandiers. Jourdheuil a dirigé avec Olivier Neveux, ancien thésard de Biet, un master Arts du spectacle à l’école du Théâtre national de Strasbourg.
Jean Jourdheuil se présente dans son Préambule comme un dramaturge au sens défini par Lessing : « analyser et critiquer le théâtre existant et contribuer à l’avènement d’un nouveau théâtre et d’une nouvelle société ». L’espoir après Mai-68, c’était l’avènement de ce nouveau théâtre, et son propre but à l’époque, inspiré par le modèle de la Schaubühne, d’en réinventer la pensée et la pratique autour d’un répertoire neuf. Mais les artistes n’ont pas saisi l’occasion de faire bouger les lignes de l’administration théâtrale. Ses propres collaborations, avec Jean-Pierre Vincent, puis Jean-François Peyret, se sont soldées par des échecs. Le Préambule résume le contenu du livre, la mise en place sur un demi-siècle de l’institution culturelle par la gauche et la droite. Le Parcours qui fait office de conclusion s’achève sur une série d’émissions consacrées à Heiner Müller en 2011, et en 2019 l’édition de Müller. Conversations 1975-1995.
La transformation du théâtre public a commencé dès le début du septennat de Valéry Giscard d’Estaing. Les stratèges ont restauré l’autorité de l’État et tissé la trame de leur politique culturelle. De cette politique poursuivie sous les présidences de Mitterrand, Chirac, Sarkozy, le premier article intitulé « Un théâtre de cour à vocation démocratique » fait une analyse aiguë qui s’arrête à 1985, date de sa parution. La décentralisation, les progrès et la dérive de l’institution festivalière, la société à deux vitesses, ont produit un club fermé haut de gamme et un théâtre de divertissement bas de gamme de faible notoriété. Mais, espérait alors Jourdheuil, la mutation technologique en cours et le lieu d’expérimentation qu’a été le théâtre « peuvent nous sortir du provincialisme culturel dans lequel nous nous enfonçons à mesure que nous devenons la patrie des festivals ». La synthèse gaullienne de la culture n’était plus tenable après 1968. « Le sexe, le sang, les loisirs et la télévision devaient l’emporter sur la fantasmagorie gaullienne de Malraux », « aussi périmée et obsolète que la fantasmagorie ‘nationale, populaire et de service public’ de Vilar ». La formule de Vitez, un théâtre élitaire pour tous, écrase le projet de Vilar en déniant au peuple son rôle de partenaire. Quant à la duplicité mitterrandienne, c’est celle de son époque, « une politique publique de privatisation ».
Faire du théâtre « aujourd’hui » (en 1994) , « ce serait réinventer le théâtre dans les conditions du télé-spectacle », en conviant le public à « une expérience d’altérité ». Qu’en pense le Jourdheuil d’aujourd’hui, il ne le dit pas, ni pourquoi il a choisi de republier des articles anciens plutôt qu’un livre neuf où il développerait son historique, sans leurs nombreuses redites, jusqu’à la situation actuelle. Faute d’actualisation, cet ouvrage offensif risque de tirer à blanc, mais reste d’actualité grâce à des analyses pertinentes, par exemple sur la propension au clivage entre l’Est et l’Ouest, les deux Allemagnes, le couple ami-ennemi. L’exercice de la réédition n’en est pas moins périlleux, ainsi dans cet article de 1993 : « Sans ennemi, pas de guerre. Or, aujourd’hui, la notion d’ennemi semble en voie d’extinction. » Reste cette phrase prémonitoire : « Qu’allons-nous devenir si nous n’avons plus d’ennemi ?… Allons-nous nous en prendre à ce qui nous paraîtra ‘moralement mauvais’, ‘esthétiquement laid’, ou à nos ‘concurrents économiques’ ? » Une communication inédite sur la guerre et la politique au théâtre chez les Grecs, les Élisabéthains, se prolonge jusqu’aux chars russes, cuirasse qui devait protéger le communisme et l’a étouffé. Fin pathétique du vieux communiste privé de son ennemi de classe.
Chemin faisant, Jourdheuil confronte diverses conceptions de l’histoire, les historiens romains, Brecht, Heiner Müller, Walter Benjamin, Carl Schmitt. Il est aussi médiateur, par la traduction et la mise en scène d’œuvres allemandes qu’il a largement contribué à faire connaître à partir des années 1970. Sa plume alerte, son œil lucide, ses jugements au vif sur les stars de la scène ressuscitent le riche paysage théâtral de l’époque. Mais qu’on ne s’y trompe pas. Vers la fin de la décennie, l’imaginaire s’affaiblit, se manifeste encore chez Engel ou Chéreau, mais « affecté d’un fort coefficient personnel, comme s’il s’agissait désormais d’une affaire privée ». La période soi-disant faste des années 1980 installe les conditions du marasme en plaçant partout aux commandes des managers-programmateurs. « Festival, intermittence, sous-traitance : telle est la sainte trinité de l’économie des compagnies. » Le théâtre « devient nostalgique », cultive ses lauriers, et « ne parle plus que de lui-même comme s’il était devenu incapable de parler d’autre chose, c’est-à-dire d’inventer le théâtre aujourd’hui ». Aucun doute, l’air du temps est monarchique, la continuité aussi. Le monarque n’est pas Macron, encore loin dans les limbes et absent du livre, mais Mitterrand, soutenu par la conversion de Jack Lang. Aspiré par les cercles du pouvoir, le théâtre se replie sur le répertoire, la promotion télévisuelle, au lieu d’oser être contemporain. La société politique, devenue médiatique, n’est plus qu’une société de communication et de consommation. Alors que d’autres pays européens veillent à ce que leurs troupes demeurent des foyers artistiques et intellectuels, « l’exception française est garantie, elle est promesse de médiocrité ».
Le système festivalier met les régionalismes en concurrence et instaure la précarité. Les ministères de droite comme de gauche suppriment les troupes qui faisaient la marque originale d’un établissement, entraînant la fermeture de nombreux ateliers de costumes et de décors. La culture s’impose au détriment de l’art, le théâtre de citoyens devient un théâtre de citadins, dérive qui s’affiche dans un modèle de vente inspiré des supermarchés, où les carrefours disparaissent sous l’arrondi des ronds-points. De l’absence de constat sur l’état actuel du monde de la culture, on peut déduire que Jourdheuil le voit continuer à dévaler la pente, confirmant ses plus sombres prémonitions.
Dans une série d’articles parus entre 2003 et 2018, plus deux inédits, le regretté Christian Biet met en lumière des œuvres qu’une critique française, contaminée par des siècles d’admiration béate du classicisme, jugeait rudes et archaïques. Ce théâtre de la première modernité, porté par un large mouvement de figuration sanglante en Europe, est moins étudié chez nous, comme si rien ne s’était écrit pour la scène entre 1570 et 1620 jusqu’à l’avènement du classicisme. Alors que l’Allemagne, l’Italie, la Hollande, l’Angleterre, l’Espagne tiennent de telles tragédies pour des fleurons de leur théâtre national, la France, qui a découvert sur le tard Shakespeare et Marlowe, Tirso de Molina, Lope de Vega, reste encore aveugle aux richesses de son propre répertoire.
Biet entend donc mettre un peu de désordre dans la critique. Ce corpus négligé, quelques centaines de textes violents, cruels, d’une étonnante actualité, représente la naissance d’une modernité, et non l’expression balbutiante d’une barbarie que le siècle classique saura dompter. Les œuvres de ce moment d’expérimentation, proches du répertoire élisabéthain et jacobéen, s’emparent de « l’histoire juste passée », marquée par les guerres de Religion et la fin d’une dynastie. Biet les rassemble sous le vocable « théâtre de l’après-catastrophe », son champ de recherche des vingt dernières années, où sont conviés étudiants, collègues et amis. Un champ comparatiste qui englobe le drame sénéquien, les sources italiennes, les stratégies de contournement du théâtre élisabéthain, du siglo de oro, du Trauerspiel baroque théorisé par Walter Benjamin, mais aussi celles plus récentes de Peter Weiss, Heiner Müller, Edward Bond, Howard Barker, leurs modes de questionnement, leurs enjeux politiques et esthétiques. Le lecteur doit comprendre « qu’il est non seulement question de rendre compte d’un passé lointain mais aussi de notre présent ». Au stade de crise poétique, politique, démocratique où nous sommes, Biet plaide l’urgence de revenir sur une époque où le théâtre cherche à produire du sens, à problématiser la catastrophe, l’après-guerres de Religion comme l’après-Auschwitz.
La période étudiée, 1570-1620, parmi une foule d’enjeux, est un temps d’interrogation sur la place, le mode de succession et la définition du souverain, sa part de responsabilité dans les massacres, sur le lien de l’homme au sacré. Le sang qui inonde la scène, c’est celui des massacres au nom de la foi, des assassinats politiques, Coligny, De Guise, Henri III, Henri IV. Les édits de pacification ordonnent d’occulter, d’oublier, mais la littérature et le théâtre ne renoncent pas à figurer la sauvagerie des événements récents. Après le traumatisme de la Saint-Barthélemy, le mythe du bon roi pacificateur rejoint le mythe de l’âge d’or.
Les expérimentations produisent un large éventail de formes esthétiques, tragédie, tragicomédie, pastorale dramatique, toutes rivalisant de crimes et de transgressions. Des actions spectaculaires, des faits extraordinaires convoquent un public devenu hétérogène devant un échafaud. Que l’action se déroule au théâtre ou en place de Grève, la mort devient cérémonie juridique, sociale, laïque. Rappelons ici que Thomas More déjà, au service du jeune Henry VIII, jouait sur le double sens de scaffold en évoquant une scène où un boucher tiendrait le rôle du roi. Si la peinture en Italie et en Espagne reste engagée dans l’exercice sanglant, « les scènes théâtrales, elles, vont recourir de plus en plus précisément à l’ellipse scénique et au discours ». Mais en France, comme en Angleterre, la figuration scénique à l’aube du XVIIe siècle « permettait de mieux rendre compte de la cruauté des temps » que ne le fait aujourd’hui un péplum italien, parce que les gestes, au théâtre, « raisonnent ».
Cet art principalement visuel et performatif entraîne le spectateur dans une dynamique de toujours plus d’excès. Pendant de courtes décennies, un espace de liberté s’ouvre à la critique, à l’invention de formes nouvelles, d’audaces, de rêves d’« harmonie transgressive ». Dans Elmire ou l’heureuse bigamie d’Alexandre Hardy, tragicomédie inspirée de l’érudit allemand Andreas Hondorff, le pape autorise le double mariage du héros à une chrétienne et à une Sarrazine. Le Beau Pasteur, pastorale homosexuelle de Jacques de Fonteny, oppose un couple de bergers amoureux à la jalousie de satyres lubriques cannibales. Au fil d’une journée d’obstacles et d’énigmes à déchiffrer, une communauté idéale, néoplatonicienne, d’hommes gaulois s’affranchit du modèle italien et se bat vaillamment au nom de toute la France, victime de troubles que le spectateur, escargot, caméléon, a subis sans rien faire, incapable qu’il était de déchiffrer les signes du monde. Le meurtre du frère, premier homicide de l’histoire, fait l’objet d’un chapitre inédit : L’Embryon romain de l’avocat Joachim Bernier de La Brousse, écrit huit ans après l’assassinat d’Henri IV, commence à Albe où Amulius usurpe le trône de son aîné, Numitor, mais ne parvient pas à éliminer sa descendance, les jumeaux de la louve romaine. L’histoire aurait pu s’arrêter là, mais Romulus tue Rémus. Fin d’un possible retour à l’harmonie antérieure, fin du rêve pastoral.
Les survivants ont conscience que la rhétorique de guerre a contribué aux massacres, grâce à des techniques de persuasion bien plus efficaces que celles de pacifistes comme Michel de l’Hospital, ou d’un Chamberlain face à Hitler. Alors trêve de discours « dont on a vu qu’ils font perdre son temps au spectateur ». Ce qui compte désormais, « ce sont les gestes, les actions violentes, l’échange du sang », parce qu’on ne peut se fier aux paroles. « Pire, on se servira des actions sanglantes pour discréditer le discours », au risque de voir l’horreur dénoncée servir d’autres fins que le but de l’auteur, la crainte de sa performativité, sa fascination, la jouissance sans culpabilité, sans dommage, souvent sans analyse.
Après cette phase d’expérimentation, l’esthétique avance vers une tragédie du discours plutôt que de l’action sanglante, note Biet avec un regret audible. Bandello et Belleforest, les sources du More cruel qu’il a fait représenter à Nanterre en 2009, mettaient en avant les dangers de l’esclavage, le More étant par essence mauvais, mais le système de contradictions instauré par la tragédie souligne les responsabilités de chaque camp. Même échange des rôles entre victimes et bourreaux dans La Tragédie des Portugais infortunés de Nicolas Chrétien des Croix. Les Blancs qui ont tué, humilié et pillé au nom de la religion catholique sont punis de leur cruauté quand ils s’échouent sur une plage d’Afrique où les Noirs les dépouillent et les abandonnent nus à leur sort. En faisant se rencontrer les deux continents, Des Croix souligne que l’humanité, la sauvagerie, sont communes à tous les hommes, il réinstruit le procès de Las Casas contre Sepulveda, et vante les mérites de la colonisation française au Canada.
Théâtre de propagande, ou de contradiction ? La tragédie montre que le jugement est difficile, donc intéressant. Les auteurs varient les points de vue et les objectifs, châtier ou inviter au pardon, établir ou travestir la vérité, figurer l’impensable. Les batailles spectaculaires prennent le pas sur la méditation, les incarnations théâtrales visent à combler un sentiment d’absence, une nostalgie de l’Incarnation. Le théâtre de l’après cherche confusément à établir un lieu d’interaction esthétique et sociale, « un lieu pour se réunir et tenter de penser, dans la pratique, l’horreur catastrophique », ce qu’aujourd’hui, « au XXIe siècle, notre théâtre peine à faire ». Isolé et passif, engagé dans sa propre reproduction, il ne cesse de s’interroger sur sa forme, dans l’indifférence générale.
Nombre des œuvres étudiées marient la rhétorique et l’action sanglante, mais à la lecture on peut se demander si ce ne serait pas là une des causes de leur mise au placard. Penchée sur l’ennemi vaincu, la Soltane de Gabriel Bounin joint le geste à la parole entre deux didascalies, « Ici elle tire son cœur », « Ici la Soltane boit son sang :
Je te mangerai, cœur, et d’un courage fort,
Je te tronçonnerai de la cruelle mort.
De toi, mon cher enfant, je suis ores vengée,
Mais je veux de son sang en boire une goulée.
Biet explique des trucages comme l’entrée d’un fantôme décapité à l’ouverture de Rosemonde, mais ne s’interroge pas sur le rôle possible de l’alexandrin rimé dans la disparition de ces œuvres, là où l’anglais invente le blank verse et réduit de quatorze à dix syllabes le vieux fourteener des premières tragédies. Si le répertoire français de la vengeance est voué à l’oubli, est-ce parce que « les monologues et les dialogues auront pour fonction de s’effacer au profit des effets scéniques », ou parce que l’alexandrin pompeux rend ces effets comiques ? Peut-être Shakespeare reste-t-il vivant parce qu’il maintient entre eux un équilibre dialectique, un art du verbe qui distingue Iago, Shylock, Hamlet des vengeurs de Kyd, Middleton ou Des Croix.
Transparences du passé ressuscite un corpus que Biet s’est employé sans relâche à faire connaître, et plus largement, sa réflexion sur la fonction du théâtre dans une société en souffrance. On peut saluer le travail des éditeurs, et regretter qu’ils aient voulu trop bien faire en reproduisant intégralement ces articles, au prix là encore de force redites, voire en les allongeant d’ébauches, comme celui déjà très copieux sur la vengeance. L’étude inédite de scénographies de Titus Andronicus évoque en passant la mise en scène de Deborah Warner, alors qu’elle affrontait justement la difficulté de rendre chaque mort douloureuse quand les cadavres tombent comme des mouches en quelques minutes, que par ailleurs la même année, 1990 et non 1999, on a pu voir outre la sienne celles de Peter Stein et de Daniel Mesguich. La traduction pour la Pléiade de Jean-Pierre Richard est citée sans le nommer, un peu écorchée, comme le nom de Saturninus.
L’ouvrage paru aux Presses universitaires de Rennes rayonne d’intelligence et de savoir. Si les étudiants tiennent bon, ils prendront plaisir à l’originalité de l’argument et à ses formules percutantes, ainsi quand Biet dénonce les contempteurs du théâtre qui le craignent « pour ce qu’il est : un danger public illimité ». Il ne cesse de le rappeler, « l’invraisemblable vérité de l’horreur triomphe tous les jours » et tous le savent, eux, nous. Son propos prend un sens accru au milieu des dissensions actuelles sur tout ce qui fait polémique, selon l’expression désormais consacrée, qu’il s’agisse de définir l’attentat du 7 octobre, le degré de soutien à l’Ukraine, ou la croix du dôme des Invalides effacée de l’affiche des jeux Olympiques. Et repose, parmi les questions qui regardent le théâtre, la plus pressante : maintenant que vous savez, qu’avez-vous fait pour empêcher ces horreurs, que faites-vous, que ferez-vous pour empêcher qu’elles se reproduisent ? Le moment, à l’aube de la modernité, où le théâtre est encore un art neuf et incertain, est aussi celui des années 1970, d’« une urgence esthétique et politique consécutive au choc de la guerre mondiale, à l’érosion des formes dramatiques et à l’imagination d’un autre monde possible », mais nous en avions oublié le principe, souligne Biet dans « Histoire d’une amnésie ». Comme Jourdheuil, il aimerait voir les praticiens du théâtre redonner au spectateur-citadin son statut de citoyen dans la cité. On comprend à le lire comment ils ont pu se croiser et mutuellement s’apprécier.