Après Lesbos 2020 – Canaries 2021 et Îles des Faisans 2021 – 2022, Marie Cosnay clôt sa trilogie Des îles avec Mer d’Alboran 2022-2023. Elle y continue son enquête-récit autour de l’exil en Europe, dans une même démarche d’écoute et de restitution de la parole des personnes qui s’y aventurent. Les histoires des morts, des survivants, des vivants hantés par la catastrophe, composent ce dernier tome.
Il parait que les jeunes femmes et hommes qui traversent la mer pour tenter de rejoindre l’Europe ont pour consigne de garder leur départ secret, de ne surtout pas l’annoncer à leur mère, parce qu’elle risquerait de s’y opposer, de freiner le bateau, ou de dénoncer tout le groupe qui s’apprête à partir. Les mères sentent, savent, tout ce qui peut arriver dans ces traversées. Marie Cosnay nous le raconte. « Comment meurt-on ? en faisant beaucoup d’histoires », nous dit-elle.
Les récits qu’on lit sont les incarnations des décisions et actions politiques qui ont fait l’actualité ces derniers mois, leurs conséquences concrètes et terribles.
Chaque chapitre porte le nom d’une ville ou d’une région que visite l’autrice (par le biais des cimetières, souvent) pour enquêter sur les morts que la mer avale et rend, parfois. Les corps des naufragés qui refont surface en Espagne font des histoires, mais posent aussi problème, posent des problèmes : de l’identification compliquée au rapatriement parfois impossible, en passant par l’enterrement qu’il est très difficile d’accomplir selon le rite musulman dans le pays. L’autrice, entourée de ceux qu’elle appelle les alliés (des amies, des avocats, des membres d’associations, les familles de disparus…), tente de répondre à ces extensions de drames, en se mobilisant corps et âme pour résoudre des énigmes et atténuer l’horreur des situations.
On est surpris d’apprendre qu’en Espagne il y a si peu de cimetières musulmans ; à Palma de Majorque, par exemple, la parcelle musulmane du cimetière compte 39 tombes pour 50 000 habitants musulmans. On est consterné par les lenteurs administratives qui laissent des corps identifiés sans sépulture, bloqués en Espagne alors que les familles les attendent au Maroc, en Algérie ou au Sénégal… On est écœuré de constater le cynisme des vautours, ces personnes qui vendent aux familles des disparus des photos, des objets, parfois des os de leurs enfants, frères et sœurs. On est incrédule face à la non-assistance des bateaux de marchandises qui entrent en collision avec les petites embarcations de migrants et ne le signalent même pas, pour ne pas perdre de temps, et d’argent.
Si chaque situation nous apparait comme pire que la précédente, à force d’y penser, on se rend compte que ce qui est réellement insupportable c’est l’accumulation de tout ça, le malheur qui s’ajoute au malheur… Inutile également de chercher le pire dans les récits des hommes et femmes qui peuplent le livre. Une famille entière fait naufrage, les parents sont rapatriés dans leurs pays d’origine, pas les enfants. Un adolescent, seul survivant d’une famille, est placé dans un centre en Espagne après avoir vu se noyer ses frères, sœurs et parents. Un survivant, qui a été mort : « je ne sais pas du tout comment on peut redevenir un vivant, après qu’on s’est accroché au milieu de la nuit et de l’étendue violette en furie à un morceau de plastique, priant pour que quelqu’un vienne. Et quelqu’un est venu. » Plus on avance dans la lecture de la trilogie Des îles, plus il devient évident que raconter les morts c’est parler des vivants. Que dit l’Espagne aux musulmans vivants quand elle refuse d’enterrer convenablement ceux qui sont morts ? Maysoun, une musulmane, conseillère à la mairie de Madrid, le résume : « J’accepte tes coutumes, ta foi, ta culture, ton voile. Il ne faut pas exagérer : pas jusqu’à l’infini de la mort. »
Les récits qu’on lit sont aussi les incarnations des décisions et actions politiques qui ont fait l’actualité ces derniers mois, leurs conséquences concrètes et terribles en mer d’Alboran. On se souvient, par exemple, du discours haineux du président tunisien envers les migrants subsahariens, qui avait déclenché une vague de violence à leur égard et provoqué une fuite éperdue par la mer. « En trois jours, du 22 au 25 mars, c’est plus de cinq cents morts subsahariens. Mille en quinze jours. » Et ce qui était palpable en Algérie est ici attesté : « Depuis septembre 2020, les départs d’Algérie se sont accélérés. » 2020, c’est l’année du covid bien sûr, mais c’est aussi le moment où le Hirak, le grand mouvement populaire né en février 2019, s’est arrêté. Les premiers mois de cette effervescence, on disait qu’il n’y avait eu aucun départ de migrant depuis l’Algérie. L’espérance a duré un peu plus d’un an.
Marie Cosnay sait qu’on « écrit des histoires pour la trace que ça laisse ».
L’espérance, c’est justement ce qui est peut-être le pire pour les familles des disparus selon Khadija, une amie-alliée de Marie Cosnay. C’est le mot « disparus » qui pose également problème, parce qu’il suggère que l’on cherche peut-être des vivants, le deuil est alors impossible : « chaque famille qui a un disparu vit un enfer, la sœur ne peut pas se marier, la sœur dit je me marierai après le retour de mon frère, le frère fume trois paquets de cigarettes chaque nuit en regardant pleurer sa maman. » C’est une autre phrase prononcée par Khadija : « Je ne savais pas que les frères aimaient tant leurs frères, les sœurs, leurs frères », qui tourmente Marie Cosnay, elle qui veut par cette enquête « sauver du vide » un de ces frères, son ami Ryad. Ryad cherche Askander, parti d’Algérie et disparu le 21 aout 2021, mais lui ne se fait pas d’illusions, il cherche les os, « je veux les os de mon frère, je suis obsédé par les os de mon frère… », il cherche à comprendre ce qui a pu se passer, à faire payer les vautours, et ne s’autorise plus à vivre : « Je ne peux pas vivre ma vie parce que je sens que je trahis mon frère. Je suis devenu obsédé des disparus, je ne peux pas m’arrêter. Depuis le départ de mon frère je n’ai pas mangé de nourriture chaude. »
L’Algérie est un pays où l’on disparait. Il y a eu les disparus de la guerre de libération, les disparus des années 1990 et aujourd’hui les disparus de la mer. L’image la plus déchirante que l’on peut voir à Alger aujourd’hui encore, c’est celle des familles de disparus de la guerre civile – beaucoup de mères – qui se réunissent toutes les semaines depuis plus de trente ans en portant des photos de leurs fils. Elles cherchent encore, comme Ryad, à comprendre ce qui est arrivé.
En Algérie, comme ailleurs, l’histoire se répète. En plongeant dans les archives, Marie Cosnay fait remonter des histoires parallèles à celles, contemporaines, qu’elle raconte dans sa trilogie. Si on peine tant à trouver un bout de cimetière musulman en 2024 en Andalousie, c’est que c’était déjà compliqué de conserver des tombes pour les soldats marocains enrôlés par Franco, morts en combattant dans les années 1930 ; à la chute de l’empire musulman en 1492, les sépultures musulmanes ont disparu. Les vieux ouvrages qu’elle consulte nous rappellent que les embarcations de migrants ne sont pas non plus les premières à chavirer dans les eaux d’Alboran, depuis des siècles cette mer qu’on appelle littéralement en arabe la mer des deux mers (la Méditerranée et l’Atlantique) voit des bateaux faire naufrage et ses rivages accueillir des morts ou des survivants qui ont vu la mort de trop près. Ces récits du passé, comme les témoignages, les documents, les listes, les chiffres et les photos qui sont exposés dans Des îles marqueront longtemps les lecteurs, but atteint pour Marie Cosnay, qui sait qu’on « écrit des histoires pour la trace que ça laisse ».