Les silences du Vatican

L’ouverture des archives de Pie XII permet de cerner les prises de position et les actions du Vatican pendant la Seconde Guerre mondiale, en particulier face à l’extermination des Juifs d’Europe, alors que le débat sur le silence du pape hante l’historiographie depuis les années 1960. L’historienne Nina Valbousquet propose dans Les âmes tièdes une analyse fine de l’attitude de l’Église catholique en trois temps.

Nina Valbousquet | Les âmes tièdes. Le Vatican face à la Shoah. La Découverte,, 480 p., 26 €

Jusqu’en 1941, le Vatican tente d’exonérer les « catholiques non-aryens » (c’est-à-dire les catholiques d’origine juive) des mesures d’exclusion et de persécution, sans s’opposer à celles-ci. Entre 1941 et 1944, il poursuit une politique d’aide mais reste sans voix face à l’accélération de l’extermination. Après le conflit, le silence perdure et des vaincus et anciens bourreaux bénéficient de son secours. 

Un des premiers apports de ce livre est de montrer qu’il n’y eut pas un, mais des silences. Dès l’invasion allemande de la Pologne en 1939, le Vatican n’intervient pas. Jusqu’en 1941, il se replie sur une défense des intérêts de l’Église, tout en espérant peser sur certains États estimés proches, comme la France de Pétain, la Croatie d’Ante Pavelic, la Slovaquie du prêtre Tiso. Sa politique d’assistance est active, de la circulation d’informations sur le sort des siens à l’assistance aux internés, l’aide à l’émigration et à la subsistance des persécutés. Mais ces soutiens se font au cas par cas. Ainsi, Rome espère beaucoup des 3 000 visas accordés par le Brésil, mais l’initiative sombre dans les arguties administratives, les résistances nombreuses, et pas seulement romaines. La méfiance l’emporte sur l’urgence.

L’autre grande avancée proposée ici est le dépassement de la figure du pape. La politique menée pendant le conflit est aussi l’œuvre de quelques hommes, des responsables de bureau au sein de la Curie (Dell’Acqua, Montini, Tardini, Venturi). Si Pie XI avait, dans les années 1930, perçu les trois menaces du totalitarisme, du racisme et du nationalisme exacerbé, sa mort en février 1939 entrave une ferme condamnation et son successeur est plus un diplomate qu’un prophète évangélique. À partir de 1942, les silences pontificaux se fondent sur des motifs renouvelés de peur des représailles et de défense de la neutralité du Vatican. Le Saint-Siège est convaincu de faire et de bien faire à travers des appels à la paix et des prières dont le discours du pape à la Noël de 1942. Mais le demi-mot et l’entre-les-lignes ne suffisent plus. Quant aux protestations des évêques français et néerlandais, les archives montrent qu’elles ne sont pas inspirées par Rome.

Les âmes tièdes Nina Valbousquet
Le pape Pie XII en 1945 © CC0/WikiCommons

Ces silences, au-delà des motifs géopolitiques et diplomatiques, dévoilent une grille de lecture des événements fondée sur un profond antijudaïsme, pluriséculaire, aux thèmes ressassés dont la perfidie des juifs, antijudaïsme couplé à des préjugés antisémites. Ces représentations entraînent indifférence ou fatalisme envers le sort des populations déportées. L’idée d’une nécessaire séparation entre les chrétiens et les juifs justifie les lois d’exclusion, définies comme de « défense ». La politique menée envers les convertis d’origine juive dévoile cette alliance du préjugé et de la prudence. Alors que cette conversion est valorisée par la vision eschatologique de l’Église, les autorités ecclésiastiques soupçonnent toute conversion individuelle, en plus de la crainte du métissage et des unions mixtes. En 1940, Tardini affirme que « beaucoup semblent avoir été baptisés en 1939 ». La date de conversion, le niveau de pratique religieuse et la moralité des femmes deviennent les critères de la catholicité d’un converti. Rome, adoptant la catégorie du persécuteur, considère qu’il faut néanmoins sauver ces « catholiques non-aryens ». Le bilan en 1941 conjugue des aides indéniables et une large impuissance, tandis que les souffrances de la guerre sont interprétées comme les conséquences de l’éloignement des sociétés de Dieu et de l’Église. Le sauvetage des familles juives par des institutions chrétiennes n’est pas impulsé par le Vatican, qui rejette toute action illégale, mais le fruit de multiples actions clandestines.

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Pourtant, au nom de la neutralité et de l’impartialité, Rome ayant des fidèles dans chaque camp, le Vatican ne parvient pas à condamner les exactions allemandes alors que des consciences chrétiennes l’alertent.

Grâce à un exceptionnel réseau de témoins, le Vatican connaît tôt les destructions et les tueries. Les aumôniers militaires slovaques et italiens informent de la « Shoah par balles » dès son commencement. Pourtant, au nom de la neutralité et de l’impartialité, Rome ayant des fidèles dans chaque camp, le Vatican ne parvient pas à condamner les exactions allemandes alors que des consciences chrétiennes l’alertent, à l’exemple de Jacques Maritain ou de François Mauriac. Convaincus de l’existence d’un « judéo-bolchevisme » qui œuvre contre le christianisme et la civilisation, le Saint-Siège reste sans voix même quand l’horreur frappe à ses frontières lors de la rafle des juifs de Rome d’octobre 1943 et du massacre de civils comme les Fosses ardéatines en mars 1944. 

Rome libérée, le Vatican revendique ses actions en faveur des persécutés. Tardini écrit en septembre 1944 à son collègue Dell’Acqua : « Moins nous sommes capables d’agir, plus il est nécessaire de louer les efforts du Saint-Siège. Sinon, on nous soupçonnera de ne pas avoir assez fait ». La guerre cesse, mais le conflit perdure (voir Keith Lowe, L’Europe barbare 1945-1950, traduit de l’anglais par Johan-Frédérik Hel Guedj, Perrin, 2013), le pape est alors auréolé de son rôle de puissance morale et humanitaire. Le Vatican ne reconnaît toujours pas le génocide. Il dissimule les vaincus et gère, au cas par cas, les enfants sauvés, et parfois baptisés, souhaitant préserver ses prérogatives sans « donner l’impression que les catholiques veulent forcer quelqu’un à embrasser leur religion », comme le dit Dell’Acqua.

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Des comparaisons seraient possibles. Ainsi, la méfiance envers les réfugiés n’est pas propre au Vatican, comme l’attestent les refus d’accostage de réfugiés en Amérique ou en Palestine. Les intérêts des pays l’emportent sur les devoirs humanitaires. De même, l’assistance aux victimes dans un conflit fut abondamment pratiquée avec succès pendant la Grande Guerre tandis que Benoit XV dénonçait « l’inutile massacre ». Ce qui est une réussite lors de la Grande Guerre est un échec dans le conflit suivant car l’humanitaire n’est pas neutre, comme le montrent les travaux d’Irène Hermann sur la Croix-Rouge. Le Saint-Siège est déchiré entre la promotion des valeurs évangéliques de charité, de justice et d’amour du prochain et la géopolitique et le réalisme diplomatique.

L’accès aux archives confirme que les silences du pape sont volontaires et durent au-delà du conflit. Justifiés par la volonté de préserver l’Église de toute persécution, ils se révèlent hantés de préjugés antijuifs et de sentiments antisémites. Le Saint-Siège se replie sur une conception étroite de ses devoirs, particulièrement envers les convertis. Sa réserve diplomatique, fondée sur la crainte d’une instrumentalisation, couplée à un anticommunisme virulent, entrave un engagement ferme. En 1946, Pie XII loue « l’absolue impartialité » du Saint-Siège et défend ses silences comme un « moindre mal ». Le livre de Nina Valbousquet fait date.


Frédéric Gugelot est un historien français, spécialiste d’histoire culturelle et religieuse, professeur d’histoire contemporaine à l’université de Reims