En bref : quelque chose résiste

Cette chronique s’ouvre sur trois livres entre la poésie et le récit. Ce sont les premiers écrits de la Suisse Allemande Adelheid Duvanel, les petites histoires du Finlandais Tove Jansson et le carnet en Cisjordanie de la Française Stéphanie Dujols. Elle se poursuit, après l’évocation de Perec par Thierry Bodin-Hullin, et de Malaparte par Raymond Guérin, par le premier  roman de l’Américain Dwyer Murphy et celui du Polonais Emil Marat qui évoque les massacres des Juifs de Vilnius et leur résistance.

Adelheid Duvanel | Histoires de vent. Trad. de l’allemand par Catherine Fagnot. Corti, 128 p., 17 €

La publication de ce premier livre, paru en 1980 et jusqu’ici inédit en français, complète avec bonheur la liste des œuvres d’Adelheid Duvanel désormais accessibles dans notre langue. Après La maison disparue l’an dernier, nous retrouvons dans ces vingt-deux textes courts la sensibilité rare d’une autrice suisse allemande décédée en 1996, et surtout son écriture poétique sans pareille : « À présent, j’écris des mots jour et nuit, peins les marées du ciel, qui font dériver un poisson enragé devant ma fenêtre, avec leur sonorité ; je construis des tours et des ponts, je donne au soleil un balai étincelant et lui fais balayer les ombres des ravins, et je secoue la tête quand le vent que je décris lit comme un vagabond de vieux journaux dans un coin ; en toute hâte, avec une curiosité ridicule, il tourne les pages. » (Le poète). Dans ces petits bijoux qui évoquent ce que l’art brut a pu être en peinture, l’autrice mêle envie et désespoir de vivre, et plonge le lecteur dans un univers mi-réel, mi-onirique, où ses désarrois jaillissent à chaque ligne. Mais avec quelle force et quelle beauté ! Chacun de ces textes contient une part de l’étrangeté d’un monde décidément trop dur aux êtres vulnérables, dont elle fait partie. Les images se succèdent en cascade, éblouissantes, fugaces et déroutantes, pour former de véritables miniatures ciselées dans le tissu même de la souffrance, et magnifiées par la force créatrice de la poésie.

Jean-Luc Tiesset

Tove Jansson  | Voyages sans bagages . Trad. du suédois par Catherine Renaud. La Peuplade, 280 p., 21 €

Tove Jansson, Voyage sans bagages

Finlandaise de langue suédoise, Tove Jansson aura été, pendant toute la seconde moitié du XXe siècle, une des grandes figures de la littérature scandinave pour enfants, avec en particulier les albums illustrés consacrés aux Moomines. Le livre dont la traduction nous est offerte ce printemps n’a rien d’une bande dessinée pour enfants. Qualifié de « roman », il se présente en fait comme une suite de nouvelles qui s’apparente à un bouquet des jolies fleurs que peut offrir un « grand écrivain » – un masculin particulièrement mal venu en l’affaire, s’agissant d’une féministe qui affichait son homosexualité en un temps où ce n’était pas la mode. Célèbre dans son pays même si elle parlait une langue minoritaire, elle l’était aussi auprès des enfants du monde entier, comme en témoigne, en ouverture de ce recueil, l’émouvante correspondance avec une petite fille japonaise.

Dans la diversité des petites histoires qui lui sont racontées, le lecteur retrouve toujours le même ton, celui qu’adopte la vieille dame rayonnante fière de la sagesse conquise dans la littérature et le dessin. Elle est trop simplement souriante pour se donner en exemple, mais la petite île où elle a choisi de vivre vaut aussi comme métaphore de la sagesse conquise. C’est en prenant la mer que l’on finit par comprendre que l’on peut avoir d’autres valeurs que celles que dicte le moralisme contemporain. C’est ce qui arrive au garçon moralisateur qui croyait devoir lutter contre la pollution et le gâchis sans voir que le respect de la nature peut passer par d’autres pratiques, qui valorisent la fraîcheur.

Marc Lebiez

Stéphanie Dujols | Les espaces sont fragiles. Carnet de Cisjordanie, Palestine 1998-2019 . Actes Sud, 112 p., 15 €

Aujourd’hui traductrice de littérature arabe contemporaine, Stéphanie Dujols a travaillé pendant une dizaine d’années en Cisjordanie comme interprète pour la Croix-Rouge internationale et pour les psychothérapeutes de Médecins du monde. Elle a aussi vécu en 2009 à Gaza, où elle animait des ateliers de danse et de yoga. Elle avait eu l’idée d’écrire trois textes sur trois familles qui y survivaient « comme dans un conte dans les zones frontalières entièrement rasées par l’invasion terrestre » qui venait d’avoir lieu. Mais dit-elle, dans un communiqué de presse, cela lui avait semblé trop dur. S’agissant de Gaza, l’heure n’est plus aujourd’hui au souvenir, mais seulement à prier pour que « ça s’arrête ». 

Elle a donc choisi, dans un texte d’une rare beauté, de donner à voir, à sentir, à entendre les lieux, les habitants, les arbres de cette Cisjordanie où chaque parcelle de terrain, « aussi fragmentaire, aussi minuscule soit-elle, a son nom à elle » : la broussailleuse, la tortueuse, la transpercée, l’arpent du fada, le peigne du Père Capuchon, la poitrine de la femme triste… Le malheur et la souffrance sont là également, avec ces jeunes prisonniers relâchés d’un camp militaire et qui, en avril 2002, se dirigent à pied vers Naplouse, hagards, brisés, épouvantés (la plupart ont été torturés). 

Sans ordre chronologique, ces fragments, à la manière d’un long poème en prose, disent les hôpitaux, les check-points, les rodéos de colons, mais aussi un minuscule village, perché sur un plateau et bordé d’amandiers. Les enfants viennent s’y asseoir pour attendre les gazelles. C’est là que Stéphanie Dujols aurait souhaité qu’après sa mort ses cendres soient dispersées.

Sonia Dayan-Herzbrun

Thierry Bodin-Hullin | Trajet Perec. L’Œil ébloui, n° 1 à 4/53. Chaque vol. 53 p., 12 €
Collection Perec 53

Thierry Bodin-Hullin a fondé les éditions L’Œil ébloui en 2013. Leur nom était déjà un hommage à Georges Perec puisque L’Œil ébloui est le titre que l’écrivain avait donné à son étude des trompe-l’œil de Cuchi White en 1981. Après avoir publié vingt-cinq livres, l’éditeur nantais a décidé de resserrer son aventure autour de Perec dont la découverte, à l’adolescence, a changé sa vie. Se référant cette fois au titre du dernier livre, inachevé, de Perec, 53 jours, il propose de publier 53 livres de 53 pages demandant à 53 auteurs d’écrire « leur » Perec. Il publie ce printemps les quatre premiers volumes de la collection et les trois suivants sont annoncés pour l’automne. Le volume 1 reprend l’inventaire des 50 choses qu’il ne faut tout de même pas oublier de faire avant de mourir, que Perec avait lu sur France Culture en 1981, en réponse à l’invitation de Jacques Bens qui venait de créer l’émission Mi-fugue, mi-raisin. La transcription de l’entretien radiophonique est bien différente de la liste tapuscrite car les interlocuteurs de Perec interrompent la lecture, posent des questions, demandent des précisions, portent la trace d’un moment plein de drôlerie et de familiarité. Le volume 2, Trajet Perec, est celui où Thierry Bodin-Hullin explique son projet, ses raisons, les contraintes qu’il se donne et son obsession. Signé François Bon, le volume 3, L’espace commence ainsi, est un texte magnifique où l’écrivain plonge dans Espèces d’espaces, et où l’emboîtement des lieux et des temps fait fusionner l’œuvre et la vie de Perec avec celles de François Bon. Le volume 4, Permutation, est le plus curieux. Il présente le caractère typographique créé sur mesure par l’agence Yokna pour la collection fondée sur l’idée perecquienne de « permutation », « variations infinies à partir d’un même lieu », reprise à Tentative d’épuisement d’un lieu parisien. C’est aux membres de cette agence, Thierry Fétiveau, Clément Le Priol et Benjamin Reverdy, que l’on doit aussi les très belles couvertures des livres, illustrées par de petits rectangles dont la place sur les différents volumes suit le parcours du cavalier au jeu d’échecs, comme l’agencement des chapitres dans La vie mode d’emploi.

Tiphaine Samoyault 

Raymond Guérin  | Retour de barbarie. Finitude, 208 p., 18 €
Raymond Guérin  | Du côté de chez Malaparte.  Finitude, 96 p., 14,50 €

Quand, en décembre 1943, Raymond Guérin est libéré de son camp de prisonniers, il y a passé quarante-deux mois et, à sa descente du train gare du Nord, il n’a plus d’autre vêtement que la vareuse de soldat dans laquelle il a passé trois ans et demi. Une tenue pisseuse de clochard. Il n’a aucune peine à rétablir le contact avec la maison Gallimard : Jean Paulhan, Clara Malraux, Marcel Arland, Gaston Gallimard, Albert Camus surtout, l’accueillent les bras ouverts et l’invitent au restaurant, au théâtre. La désillusion n’est pas qu’il aurait été mal reçu par des connaissances d’avant-guerre. Il l’est trop bien. Le restaurant se fournit au marché noir et ses prix sont prohibitifs pour à peu près n’importe qui. Au Vieux Colombier, le public qui vient découvrir le jeune metteur en scène Jean Vilar dans Claudel arbore cravates de soie, chemises fines, bijoux éblouissants. On ne peut pas dire que Guérin serait rejeté par ses amis parisiens mais il s’en perçoit très éloigné : ils n’ont pas connu les camps de prisonniers.

Quelques années après, il instaure une relation épistolaire avec Malaparte qui l’invite pour trois semaines dans sa légendaire maison de Capri. Raymond Guérin est évidemment flatté d’avoir attiré l’attention du grand écrivain italien, mais celui-ci fait preuve de beaucoup de tact et insiste plutôt sur les difficultés qui ont été les siennes dans son propre pays. Et il lui propose de participer au tournage de son film. Le regard émerveillé que Raymond Guérin porte sur lui vaut tous les remerciements du monde. Après trois quarts de siècle, il nous paraît évident que ces deux écrivains ne sont pas du même calibre. Mais cela ne rend que plus précieux ce petit livre dont le titre n’est proustien qu’au second degré.

Marc Lebiez

Dwyer Murphy . | Nul crépuscule n’est trop puissant. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Alex Ratcharge. Le Gospel, 266 p., 20 €

On ne peut que se réjouir de l’émergence d’une jeune maison d’édition prometteuse. Le Gospel, fondée par Adrien Durand en 2018 (un simple fanzine à l’origine), défend une littérature axée sur la contre-culture et l’underground. Grâce à elle et quelques consœurs, un vent de fraîcheur souffle sur le paysage éditorial français, souvent par trop asphyxié.

Nul crépuscule n’est trop puissant est le premier roman de l’Américain Dwyer Murphy. Faux récit noir type hard-boiled, vrai livre d’errance et d’enquête, l’intrigue nous téléporte dans un New York mythique et révolu, année 2005. Une évocation nostalgique sous influence de Paul Auster et de Roberto Bolaño (il y est beaucoup question d’amitié, et un personnage récurrent, poète vénézuélien et fidèle complice du héros, se fait appeler Ulises Lima). Bourré de références littéraires et cinématographiques, jamais assommant ni prétentieux, le roman envoûte peu à peu. Le narrateur, avocat spécialisé dans le domaine de l’art (ancienne profession de l’auteur lui-même, devenu entre-temps l’éditeur en chef de CrimeReads, site consacré à la littérature criminelle), est sommé par une femme d’enquêter sur les agissements pas très nets de son mari, collectionneur d’ouvrages précieux. Il sera généreusement rétribué pour cette mission. Sauf que la femme n’est pas sa femme, que les livres sont sans doute des faux, que le collectionneur s’est peut-être suicidé, que la véritable épouse refait surface, se révélant être une jeune écrivaine à succès au talent inouï, mais traversant une grave crise d’inspiration. Tirer les différents fils de ses investigations conduira notre héros à mettre au jour une sombre histoire de fraude, de corruption généralisée et de magouilles immobilières : « Good noir is almost always, in some way, about real estate », rappelle avec ironie Dwyer Murphy dans un entretien.

Pérégrinations nocturnes alcoolisées, interrogations existentielles (le protagoniste est souvent en proie au spleen), rencontres avec des personnages hauts en couleur, figures immuables de New York (escrocs, artistes, politiciens, receleurs…), digressions sur l’évolution de Brooklyn – le plus beau quartier de la ville, n’ayant pas encore tout à fait entamé son processus de gentrification. Le ton conversationnel employé par l’auteur, tour à tour tendre et cynique, son humour irrévérencieux, la puissance évocatrice des descriptions et la mélancolie désarmante qui se dégage de l’ensemble rendent la lecture de ce roman particulièrement savoureuse.

Sven Hansen-Löve

Emil Marat | Les puits de Nuremberg. Trad. du polonais par Katia Vandenborre. Noir sur Blanc, 394 p., 23,50 €

Emil Marat, Les puits de Nuremberg

S’appuyant sur de multiples sources, Emil Marat, écrivain polonais, imagine avec un réalisme argumenté la vie d’un groupe d’étudiants juifs sionistes de l’université de Wilno (Vilnius), connu sous le nom de groupe Nakam (vengeance, en hébreu). Organisés autour du poète juif d’origine lituanienne Abba Kovner, alors âgé de vingt-quatre ans, ces jeunes tiraient leur nom du projet fou d’assassiner un Allemand pour chaque victime juive. 

En juin-juillet 1941, les Allemands occupent la Lituanie. À Ponary, non loin de la capitale, des unités d’Einsatzgruppen massacrent les Juifs avec la collaboration active des Lituaniens. Après la mort de la quasi-totalité des leurs dans le ghetto, le groupe s’enfonce dans les épaisses forêts environnantes, croise d’autres partisans-résistants, parfois hostiles, mais que la recherche désespérée d’armes et de nourriture rend solidaires dans des actions contre l’occupant. Ils survivent ainsi plusieurs années. Dans la confusion qui accompagne la défaite ennemie, chacun se projette dans l’avenir, en Palestine, aux États-Unis ou encore en Europe libérée. Quelques-uns, dont Kovner, espèrent toujours appliquer la loi du talion aux vaincus, notamment à Nuremberg. Ils échoueront. 

Voilà un roman « vrai » peu ordinaire. Par l’étendue de ses recherches et par la passion avec laquelle il sait les ressusciter, l’auteur donne aux faits plus de réalité que les nombreux témoignages directs de l’époque. Son texte est une confrontation douloureuse et authentique entre la haine absolue dont les Juifs de ces régions furent l’objet et la rage désespérée de ces jeunes. L’écriture, haletante comme la peur, se conjugue au présent. Seul personnage inventé, Wanda, sorte de coryphée contemporain, s’exprime au passé. Au début, la fiction se déploie depuis une multitude déconcertante de points de vue, puis lentement, émerge un long récit, poignant, difficile à oublier.

Anne Leclerc

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