Il est des livres où la matière romanesque et l’enquête deviennent indissociables, formant un continuum qui plonge le lecteur dans un univers inconnu. C’est le cas du livre d’Elena Kostiouchenko, Russie, mon pays bien-aimé. À partir de longues enquêtes au sein de la Russie profonde, elle a composé un récit dramatiquement passionnant sur l’état de la société russe contemporaine.
Âgée de trente-quatre ans, Elena Kostiouchenko est une jeune femme qui décrit la société qui l’entoure à hauteur du système Poutine, dans lequel elle a grandi. Deux sociétés se superposent dans son regard : celle de l’Union soviétique reflétée par les réflexions et habitudes de sa mère, comme un monde qui continuerait de s’écrouler sous ses yeux, et celle de la Russie contemporaine où poussent – terrain fertile – toutes les semences d’un fascisme ordinaire. On se retrouve dans un univers proche de celui de Tarkovski à quelques générations près : bâtiments inachevés, abandonnés, pillés, jeunesse en débandade, viols collectifs, racket, mais surtout le vide et l’absurde. Un livre amer au titre ironique.
Elena Kostiouchenko ne présente pas de contre-modèle, mais demande seulement à ses lecteurs de comprendre : « la guerre, comment elle a germé et poussé. »
Elena Kostiouchenko commence à écrire très jeune. Venue d’un milieu simple, elle n’avait d’une certaine manière rien à perdre : faire les ménages ou rédiger une notice dans une feuille de chou locale, les deux exercices lui fournissent l’unité de mesure quotidienne qui donne taille humaine à ses récits. Native de la banale province de Iaroslav, elle apprend à déchiffrer le monde qui l’entoure en circulant de faubourg en faubourg, de zone en zone, ouvre grand les yeux et les oreilles, attrape les échanges, les images, les constats, les décalages. Avec d’emblée cette mise en garde : « Faut que vous sachiez : quand un train heurte quelqu’un, il ne s’arrête pas. Le voyage continue ». Ce rapport à la mort, à l’humain, puis à la guerre, donne la tonalité générale. À quoi ressemble la mort dans un bourg près de Krasnoïarsk ? « Six personnes décèdent ici chaque année, répond l’écrivaine. Une de mort naturelle. Deux ou trois de froid ou d’alcool. Et deux ou trois mettent fin à leurs jours ».
D’une écriture vive, hachée, incisive, elle porte directement le coup dans la plaie, et pointe les enchaînements fatals entre un écroulement passé et l’absence d’avenir. Et cette mort qui rôde sous toutes les formes. À Norils, écrit-elle, « les minerais non ferreux ont toujours été là, mais la population, elle a crû progressivement : d’abord un goulag, puis une usine, ensuite une ville ».
C’est un double récit initiatique qui se bâtit ainsi : celui d’une jeune personne qui n’avait qu’une dizaine d’années quand Poutine est arrivé au pouvoir et qui entraîne ses lecteurs à sa suite dans l’apprentissage cruel, désillusionné, du monde post-soviétique.
Elena Kostiouchenko est tout sauf une militante : elle note juste un à un ces centaines d’obstacles qui l’ont fait trébucher et qui vont l’ouvrir à une autre vision du monde qui l’entoure. Elle prend conscience, à travers sa vie personnelle, des entraves à toutes les « différences » : les femmes, les gays, les LGBT, les écolos, les contrecoups de la guerre en Tchétchénie, puis la plongée de la population dans la guerre en Ukraine. C’est ce lent processus de conditionnement d’une société à la violence, au rejet de « l’ennemi » et finalement aux justifications de la guerre, qu’elle retranscrit, milliers de signes prémonitoires, qui vont préparer chacun à absorber une forme de fascisme, comme un poison. Elle ne présente pas de contre-modèle, mais demande seulement à ses lecteurs de comprendre : « la guerre, comment elle a germé et poussé. »
La prise de conscience d’Elena Kostiouchenko, qu’elle nous fait partager, nous plaçant à la fois comme témoin et complice, est pour sa part le fruit du hasard : le choc d’une gamine qui achète dans le métro un exemplaire de Novaïa Gazeta et le lit. La réalité décrite par le journal d’opposition n’a pas grand-chose à voir avec celle véhiculée par le milieu ambiant. Le décalage est d’abord douloureux : « J’en voulais à Novaïa Gazeta, écrit-elle. Elle m’avait enlevé la vérité commune et je n’avais jamais eu de vérité personnelle. Je pensais : j’ai 14 ans, et maintenant je suis une sorte d’invalide ». Ce décalage, elle ne va cesser de le débusquer sous toutes ses formes : « J’ai réalisé que tout ce que je savais sur ce pays, sur ce qui s’y passait, était faux ».
Son message est simple et elle le réitère : les Russes ne savent pas dans quel pays ils vivent. Et elle dénonce la disparition de la presse régionale, presque entièrement détruite par les autorités locales, disparition qui contribue à une forme de « zombification » de la société. Son rôle ? La pratique d’un « nouveau journalisme social » dont le but est de donner la parole à chacun. Ce livre s’y emploie.
Son message est simple et elle le réitère : les Russes ne savent pas dans quel pays ils vivent.
Dès lors, son itinéraire personnel n’est guère surprenant. Elle ne cessera d’être surveillée, molestée, arrêtée, mais elle récidive toujours. À son retour de Marioupol, elle est victime d’une tentative d’empoisonnement. La veille de l’interdiction par la Douma de la loi sur l’homosexualité, elle initie une « soirée des baisers » provoquant en retour la violence des milieux orthodoxes russes. On peut dire qu’elle suit les tourmentes du journal qui lui sert de repère. Depuis l’année 2000 et la mise en place du régime poutinien, les intimidations ne se comptent plus, jusqu’à la réinstallation de la rédaction à Riga pour former Novaïa Gazeta Europe.
Elena Kostiouchenko s’exile aussi. Continuant à mêler sa vie, celle de son journal, à celle de ses récits, elle salue le prix Nobel de la paix attribué à « son » rédacteur en chef, Dmitri Muratov. Mais ce n’est pas forcément de ce cénacle-là qu’elle rêve. Tout comme Mykhael Zygar, auteur à la Dostoïevski de Guerre et châtiment (ouvrage publié comme le sien par le site indépendant Meduza), elle fait maintenant partie d’une nouvelle génération d’écrivains qui tentent de transcrire comme des anthropologues la chute d’une société qui est malgré tout la leur.
Il y a quelque chose d’implacable dans ces récits. Leur mise en scène et leur écriture, qui mêle humour et cruauté, en font un témoignage unique sur la Russie du début du XXIe siècle, « loin de Moscou », comme elle le dit d’emblée et bien loin du Kremlin. Son constat pourtant reste amer, très amer quand elle lâche ces mots à la fin de son récit : « en fait, il est impossible de se préparer à cette réalité : les fascistes, c’est nous ».