Les ouvrages précédents de l’historien M’hamed Oualdi avaient mis en lumière ces figures si peu conformes à l’image classique des esclaves qu’ont été les mamelouks. Ces esclaves-soldats, devenus parfois généraux ou ministres, ne sont qu’un des visages que revêt l’esclavage dans les sociétés musulmanes. Avec ce livre introductif à la question de l’esclavage dans les mondes musulmans, M’hamed Oualdi nous permet de comprendre comment ces systèmes complexes de hiérarchie et de domination ont abouti à une construction sociale de la race dont les effets se font sentir jusqu’à aujourd’hui. Il fait également entendre la parole de ces êtres, femmes et hommes, asservis, possédés, dépouillés de leur honneur, qui, grâce à sa narration, redeviennent de véritables personnes.
M’hamed Oualdi écrit bien loin des stéréotypes et des lieux communs charriés par des auteurs qui sont passés à côté des productions universitaires et littéraires locales, ne citent jamais une source rédigée en langue arabe ou en turc ottoman, et souvent restent « à l’ombre de la traite atlantique ». En se focalisant sur ce qu’ils appellent « traite musulmane » ou « traite orientale », ils ont laissé de côté les traites internes aux sociétés africaines ou aux empires chinois. Ni le Coran ni les textes sacrés des autres religions monothéistes n’ont appelé à mettre fin à l’esclavage, même si « dans l’esprit, nombre de ces textes religieux ont voulu conduire les croyants à mieux traiter leurs serviteurs ». C’est plutôt le droit romain qui a exercé une profonde influence sur les normes musulmanes de l’esclavage, déclinées selon des approches juridiques plurielles, et variant avec les écoles et les régions.
L’esclavage dans les mondes musulmans doit donc être étudié dans sa longue durée, sa spécificité et ses dimensions plurielles. À la différence de la traite atlantique, l’esclavage dans les régions musulmanes n’est pas lié à un processus de colonisation de terres lointaines ni même d’exploitation. Les routes en sont sinueuses. Trajets et trafics font circuler certains individus dont M’hamed Oualdi nous rappelle l’histoire, de l’Afrique vers l’Asie, puis de l’Europe vers les Amériques, parfois entre mondes atlantiques et méditerranéens, chrétiens et musulmans.
Si l’on a beaucoup parlé des esclaves chrétiens en pays musulmans, « le sort des esclaves originaires d’Afrique du Nord et, plus généralement, de l’Empire ottoman en Europe, qu’ils fussent musulmans ou juifs, a suscité, en comparaison, beaucoup moins d’études », peut-être parce qu’ils ont laissé moins de traces écrites, mais aussi du fait du « racisme savant et diffus » de certains auteurs et de quelques institutions culturelles de référence. Les esclaves circassiens et circassiennes, ces dernières réputées pour leur beauté, étaient présents aussi bien au sud qu’au nord de la Méditerranée : un tableau d’Andrea Mantegna exposé à la galerie des Offices de Florence, représente Carlo de Medici, le fils de Côme l’ancien et de Maddalena, une esclave circassienne.
La concubine Maddalena était l’une de ces esclaves domestiques vivant dans les maisonnées, avec les serviteurs et parfois les eunuques. N’ayant que rarement des parents présents pour les défendre, ces esclaves étaient la cible de violences physiques, sexuelles ou psychologiques, tout comme les esclaves des plantations américaines. À la différence qu’ils pouvaient être affranchis aisément s’ils se convertissaient à l’islam, et que leurs enfants ne naissaient pas esclaves. Quand les maîtres sont de grands notables ou des souverains, les stratégies changent et les esclaves sont mobilisés dans de forts enjeux de pouvoir et de compétition autour de ressources matérielles. C’est alors qu’apparaissent ces figures paradoxales qu’ont été les mamelouks ou les concubines en venant à exercer un pouvoir servile sur des sujets en théorie libres. Les premiers pouvaient atteindre le rang de vizir ou de général, les secondes devenant parfois doyennes de dynastie et mères des sultans. Mustafa Khasnadar, esclave affranchi, d’origine grecque, fut ainsi Premier ministre en Tunisie dans les années 1870. À un troisième groupe d’esclaves, moins visibles et en grande partie noirs, était attribuée la charge d’exploiter la terre. C’est à eux qu’incombaient les tâches dégradantes, comme le maniement du fumier animal, ou dangereuses, comme, dans les oasis, la pollinisation des palmiers et la cueillette des dattes.
Les mondes musulmans n’ont pratiquement pas connu de révoltes d’esclaves. Dispersés, avec des origines, des statuts et des situations très diverses, ils ont exercé leur capacité d’agir dans la négociation et la rédaction de pétitions et de suppliques. Parce qu’ils étaient rédigés en arabe ou en turc ottoman, les écrits laissés par les esclaves musulmans ont été moins étudiés que ceux des esclaves chrétiens, voire ignorés. S’agissant des suppliques adressées à leur souverain par des captifs ouest- et est-africains, on en a perdu la trace, mais elles ont certainement existé. L’infériorisation des hommes et des femmes d’origine sub-saharienne, la hiérarchisation par la racialisation, présentes dès le dix-huitième siècle, persisteront à l’époque des abolitions.
M’hamed Oualdi réfute ici encore un cliché : celui du libérateur européen opposé au musulman enfermé dans une pensée esclavagiste. Dans les mondes musulmans, comme ailleurs, c’est d’abord « la transformation profonde des économies sous domination coloniale qui a rendu le recours aux esclaves d’abord nécessaire puis de moins en moins utile, voire impossible ». En outre, c’est en s’appuyant sur des logiques proprement islamiques qu’Ahmed Bey a, en 1846, aboli l’esclavage dans la province de Tunis. Ailleurs, les mouvements nationalistes prirent le relais.
Si les descendants d’esclaves blancs se sont peu à peu fondus dans la majorité des citoyens, cela n’a pas été le cas pour les descendants d’ Africains sub-sahariens, du fait de la couleur de leur peau. Mais, là encore, M’hamed Oualdi récuse le stéréotype consistant à penser le post-esclavage actuel « comme résultant d’une longue domination d’hommes et de femmes noirs par des « Arabes » ou des musulmans blancs ». Quand, au Nigeria, le mouvement Boko Haram, enlève, dans une région à majorité chrétienne, 276 lycéennes, avec le projet de les revendre, il met en avant des distinctions non pas raciales mais religieuses.
Il n’en demeure pas moins que la déferlante d’actes anti-noirs dont la Tunisie a été le théâtre depuis février 2023, à la suite d’un communiqué de son président, mettant en garde contre « des hordes de migrants » risquant de changer « la composition démographique du pays » et d’en effacer l’identité arabo-musulmane, a confirmé la présence d’un racisme « qui subalternise et infériorise sans cesse des hommes et des femmes noirs » et qui a à voir pour partie avec le long passé de l’esclavage. Avec ce livre magistral, M’hamed Oualdi réussit le tour de force d’allier érudition et clarté, rigueur et sens de la nuance, de « provincialiser l’Europe », et d’élargir aussi bien notre horizon de connaissance que notre réflexion politique.