Amitav Ghosh, écrivain indien vivant aux États-Unis, a entrepris depuis une décennie de mettre le changement climatique au premier plan de ses romans (La déesse et le marchand) et de ses essais (Le grand dérangement). Dans son dernier ouvrage, La malédiction de la muscade. Une contre-histoire de la modernité, sous-titré en anglais « Paraboles pour une planète en crise », il poursuit cette réflexion en mêlant récit personnel et histoire du capitalisme.
La malédiction de la muscade s’ouvre sur le génocide, en 1621, des habitants des îles Banda, petit archipel des Moluques, par les soldats de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales. Ce massacre permit aux colons hollandais de s’emparer des terres indigènes où était cultivée la précieuse épice et de prendre le contrôle de son exploitation et de son commerce, une fois importée une main-d’œuvre servile pour remplacer les Bandanais assassinés. L’ouvrage, qui fonctionne par détours et contours, évoque ensuite des histoires similaires de destruction et d’appropriation tout en établissant leurs liens avec des stratégies économiques et géopolitiques et à des modes de pensée occidentaux. Il les pose en prodromes de la catastrophe climatique actuelle.
Ainsi, la conquête des îles Ternate et Tidore, vers la même époque que l’extermination aux Banda, par des Portugais désireux de faire main basse sur le clou de girofle, celle du continent nord-américain au XIXe siècle, ou celle de la forêt brésilienne au XXIe « sous » Bolsonaro, procèdent toutes d’une logique semblable de « terraformation » et « d’omnicide », selon laquelle le monde est une « ressource » à exploiter et les peuples autochtones « sauvages » doivent être soumis ou exterminés.
Le propos n’est pas neuf mais la manière de le mettre en scène, si : l’auteur conjugue son grand brio de conteur à un savoir scientifique et historique impressionnant. Il reconstitue, par exemple, le massacre des Bandanais avec une efficacité romanesque que les documents d’époque, qu’il cite, sont loin d’atteindre. De surcroît, il « double » cet épisode sanglant par son témoignage de visiteur aux îles Banda, et l’accompagne de photos personnelles de paysages et de monuments commémoratifs qui donnent un poids tragique à « la malédiction de la noix de muscade ».
Ghosh fait ainsi exister l’histoire de l’épice pour elle même, en même temps qu’il la pose en symbole des spoliations coloniales ou néocoloniales et en exemple d’une manière de penser non-occidentale. En effet il suggère que le fruit du muscadier était pour les Bandanais un élément dans une vaste entité combinant l’esprit vivant des plantes, des animaux, de l’eau, des humains, des événements… tandis que pour les Hollandais conquérants il ne possédait d’autre signification que celle d’un bien exploitable générateur de profit. En somme, autour de la noix de muscade se sont affrontées deux conceptions de la Terre, et la seconde, celle qui tient la planète pour « inerte » et « à soumettre », a triomphé de la première.
Le propos n’est pas neuf mais la manière de le mettre en scène, si ! Gosh conjugue son grand brio de conteur à un savoir scientifique et historique impressionnant.
L’idée directrice du livre est de montrer la continuité entre le passé historique et philosophique et l’actuelle catastrophe climatique. L’analyse de Ghosh, assez classique on l’a dit, est convaincante, même si son utilisation des notions d’« Occident » et de « capitalisme » mériterait plus de précision. L’auteur en est d’ailleurs conscient puisqu’il inclut dans la liste des responsables du désastre contemporain « les élites » prédatrices et consuméristes des pays non occidentaux, mais là aussi sans les définir. Au cours de ses démonstrations, il identifie aussi des causes et des acteurs moins souvent mis en avant à propos du changement climatique. Il rappelle, notamment, l’importance du complexe militaro-industriel dans la destruction de l’environnement et nous apprend que le département de la Défense des États-Unis est l’un des plus gros consommateurs d’énergie au monde : chaque porte-avion non nucléaire brûle 21 280 litres de carburant à l’heure.
Ces constatations factuelles s’insèrent dans une analyse des intérêts géostratégiques, vrais coupables avec les enjeux économiques, de la catastrophe environnementale. Pour Ghosh, toute l’économie pétrolière est ainsi une question de maintien hégémonique des grandes puissances et de leurs alliés. Quant aux migrations, déjà abordées dans Le grand dérangement et La déesse et le marchand, il se charge à nouveau d’en dire qu’elles sont les conséquences de l’appauvrissement et des catastrophes climatiques infligés par l’Occident au Sud, et que les distinctions entre réfugiés « politiques », « économiques » et « climatiques » n’ont la plupart du temps aucun sens.
Après ce constat et l’établissement de responsabilités, viennent, comme dans toute discussion sur le changement climatique, des propositions de solutions. Au préalable, Ghosh aura écarté les idéologies « éco-fascistes » dont il fait d’ailleurs un intéressant historique.
Ce qu’il propose laisse un peu rêveur. En effet, il se dit en faveur d’une politique « vitaliste » fondée sur la reconnaissance que la planète n’est ni sans « voix » ni sans «âme », et affirme possible un mode de pensée et d’action qui restaurerait l’harmonie avec elle. Il cite en exemple des groupes ou des organisations œuvrant en ce sens, et qui ont obtenu des succès politiques (par exemple, la reconnaissance de la personnalité juridique de certains fleuves) ; il présente des activistes ou des philosophes, pour beaucoup non occidentaux, adversaires de cette « métaphysique mécaniste » qui conduit l’humanité vers « l’apocalypse » et défenseurs de « systèmes de croyances biocentrés et contre-culturels ».
Mais après tout, est-il vraiment utopique de vouloir redonner aux humains la capacité d’écouter le « non-humain » ? D’entendre ceux qui dans le monde, si farfelus qu’ils puissent paraitre, veulent respecter la vitalité de la Terre ?
En tout cas, qu’existe ou non la possibilité d’une solution « vitaliste », l’auteur de La malédiction de la noix de muscade, essai extrêmement documenté (une abondante bibliographie et 606 notes accompagnent le livre), met tout son talent à réfléchir aux malheurs de Gaïa, c’est-à-dire aux nôtres. Son énergie passionnée est bienvenue, surtout à l’heure où l’on voudrait nous faire croire que de nouvelles technologies, quelques milliardaires bien intentionnés et les petits gestes individuels peuvent sauver la planète.
Cet article a été publié sur le site de notre partenaire Mediapart.