Les éditions Verdier ont la bonne idée de publier pour la première fois La tragédie de Monsieur Morn, partie d’un « vaste continent peu exploré », celui des années russes de Vladimir Nabokov. Sous la double égide, favorable, de Shakespeare et de Pouchkine, le jeune homme y exerce son savoir-faire et rassemble des ingrédients qu’il aura l’occasion de réemployer dans ses œuvres de la maturité. Avis aux amateurs de plaisirs littéraires en général, et de Nabokov en particulier.
« Nabokov est, naturellement, “l’auteur de Lolita” », remarquait déjà Giorgio Manganelli, dans un article de 1962. Pour échapper à ce Nabokov récurrent, et pour mettre de côté son roman très fameux – le temps pour lui de redevenir, loin des tribunes, une œuvre d’art –, pourquoi ne pas raviver notre esprit au contact d’un Vladimir triplement inhabituel : jeune, russe et dramaturge ? Ajoutons que l’auteur de La tragédie de Monsieur Morn signait encore ses œuvres au cours des années 1920 du nom de Sirine, comme s’il voulait d’avance fausser compagnie aux interprètes fallacieux et s’installer, incognito, là où ils ne penseraient jamais le chercher.
Voici donc cette Tragédie… écrite vers 1924, inédite en français, shakespearienne, pouchkinienne, nabokovienne ou pré-nabokovienne, tout cela pêle-mêle, sur l’élan d’un talent en train de se construire et d’une fougue de poète de vingt-cinq ans, vif mais déjà meurtri – l’exil, la fin d’un monde doré et la mort de son père, assassiné en 1922 par un monarchiste russe, futur pion du régime nazi. On veut bien y reconnaître aussi les traces de Nicolas Gogol, puisque toute littérature russe sort, parait-il, de son Manteau, et parce que Nabokov-Sirine l’admirait particulièrement ; mais pourquoi pas aussi Anton Tchekhov, quand les derniers actes de la pièce jouent une musique plus mélancolique, recouvrant par vagues le grotesque des commencements « Ma maison n’est plus. / Je pleure. – Je te le promets : une maison / identique, au même endroit, je ferai / bâtir pour toi. »
« La patrie est sauve », dit l’un des personnages, mais Nabokov-Sirine prend soin de ne jamais la nommer et d’en faire un pays imaginaire, comme ces principautés d’Europe centrale tirées du chapeau d’Ernst Lubitsch pour servir de décor à ses comédies. Ce goût pour l’artificiel, pour le pas de côté et pour le décor peint est aussi une nécessité artistique, qui sera constante jusqu’à ses dernières œuvres : le pays sans nom de monsieur Morn voisine la Zembla de Feu pâle et l’Estotie de Ada ou l’ardeur. Dans ce nulle-part au climat russe, un roi a pris le pouvoir par la force, mais il est un souverain éclairé, un humaniste, l’harmonie règne, ce qui n’empêche pas des conjurés de rêver d’un coup d’État, guidés par un certain Tremens (déjà déliquescent, endormi sur lui-même, fiévreux comme un enrhumé et animé d’un amour morbide pour la destruction).
Shakespeare se reconnaît d’emblée, ça n’est pas difficile, le jeune Sirine use déjà de la citation, comme il ne cessera de le faire au fil des années, de façon plus cryptée : la citation est un plaisir gratuit, un outil littéraire, le matériau de son écriture et une formule de courtoisie, comme si l’auteur annonçait à son hôte lecteur, à peine arrivé, le menu du souper. Bien sûr, il y a le roi, les conspirateurs, mais aussi des amoureux, un vieux père et sa jeune fille, un poète raté, des contrepoints comiques et des questions de légitimité. Il y a un intrus au bal déguisé en Othello pour mieux parler de jalousie à son épouse qui le trompe – l’art nabokovien de la magie consistant parfois à masquer, parfois à exhiber les cartes. (La vie et la mort d’un des personnages se joue précisément aux cartes ; celle qui aurait dû le condamner reste cachée dans la manche d’un tricheur.) Au quatrième acte, quand la pièce s’assombrit, monsieur Morn apparaît « vêtu d’une robe de chambre sombre, hirsute », on dirait Lazare, mais Lazare avant d’avoir bu son café : « Est-ce la nuit ? Est-ce le matin ? Le passage / de l’un à l’autre est imperceptible » – Macbeth remplace Othello, et la mort rôde, avec les fantômes.
Morn est une pièce pouchkinienne si ces histoires d’imposteur et de légitimités discutables sont celles du Boris Godounov, écrit en 1825 par un Pouchkine libéré des formes classiques suite à sa lecture, déjà, de William Shakespeare. On retrouve dans Morn une diversité de lieux et de tons digne de Boris Godounov, et un goût pour des personnages piquants, modelés avec un plaisir évident, comme ce Dandilio, vieillard hédoniste à qui rien n’échappe. Nabokov-Sirine a tenu à écrire sa pièce en vers dans la lignée de la poésie si cristalline de Pouchkine, elle aussi objet de son admiration (il consacrera plusieurs années à une traduction anglaise d’Eugène Onéguine), mais cette musique russe ne parvient pas telle quelle aux oreilles du lecteur français, d’autant que Nabokov s’ingénie (à en croire la version donnée ici par Sophie Bernard-Léger et Daria Sinichkina) à briser systématiquement la versification par des enjambements : « Ce n’est pas ainsi / que nous pensions un jour faire le bonheur / de notre patrie. Je regrette de l’exil / les insomnies… » Les traductrices ont dû apprécier cette façon de prendre à contre-pied la poésie pour la faire retomber dans la prose, au point de briser à leur tour, volontairement ou pas, le décasyllabe (« L’un des vers privilégiés pour traduire Shakespeare en français et celui dans lequel le lecteur francophone a pu découvrir Boris Godounov [traduit par André Markowicz], en 2016 », précise leur présentation). Il faut un certain nombre d’élisions pour convertir en décasyllabe l’alexandrin « vouloir est comme l’eau qui goutte à goutte tombe » ; elles rendent la diction plus heurtée, moins élégante : au lecteur de choisir s’il compte sur ses doigts contrariés à chaque vers ou se contente de savourer ce lyrisme brisé, en phase avec la tragicomédie.
Dans ses cours donnés aux États-Unis entre 1941 et 1958 (publiés dans la collection Bouquins en 2009), Vladimir Nabokov aime souvent relever les motifs choisis par un écrivain et distribués avec art, ici ou là, le long d’une œuvre – motifs plus importants que la trame narrative et, cela va sans dire, infiniment plus importants que le discours. Cette attention de Nabokov-lecteur au détail élevé au rang de motif devient inévitablement une préoccupation de Nabokov-écrivain ; elle doit être une clef pour le lecteur idéal nabokovien (affligé, selon ses vœux, d’une insomnie idéale) : c’est alors à son tour d’être attentif. On trouve par exemple dans Morn le motif du reflet, tout à fait en accord avec cette histoire de leurres, de doubles, de répétitions, de symétries et d’égocentriques. Le chef des rebelles, Tremens, au début de la pièce : « J’étais assis ici, tremblant de fièvre / comme un reflet dans l’eau glacée. » Sa fille Ella, au rebelle Ganus revenu d’exil, en parlant de son épouse : « Récemment elle devinait l’avenir, / regardant la lune dans son verre de vin. » Et Ganus lui-même, au moment de commettre son assassinat : « Qui est-ce ? Ah, ce n’est que le reflet d’un homme en guenilles… / J’ai peur des miroirs. » Monsieur Morn, enfin, dans un monologue final digne de Prospéro, et en parfaite symétrie avec les jérémiades de son ennemi Tremens : « Je ne suis qu’un flambeau jeté au fond / d’un puits qui brûle, tournoie, se précipite / en bas, à la rencontre de son reflet. »
Deux scènes de bal ouvrent et ferment la tragédie, un mystérieux Étranger y fait une apparition, en flottant, invité là par erreur, entré par inadvertance ; il prétend à demi-mot rêver ce qui advient, sous forme de réminiscence ou de prophétie. Quand il glisse, en passant : « Je n’oublierai pas votre séjour dans votre / capitale ensorcelée : plus le conte / devient réel, plus il est enchanté », le lecteur se demande s’il doit voir dans ce monsieur fugace et anonyme un porte-parole de Nabokov, ou bien Sirine lui-même, en souliers de danse (« A-t-il du talent ? » – sa question perfide à propos de Klian, le poète médiocre). Cet étranger apparu, disparu, énigmatique, fait partie des nombreux cadeaux prodigués par Nabokov, déjà engagé dans sa carrière d’enchanteur – mais l’un des plus grands plaisirs pris à la lecture de cette pièce est d’y trouver (intacts, déposés là comme des indices par un malfaiteur astucieux pour son détective favori) un grand nombre d’éléments, de décors, de personnages, d’accessoires et de motifs réemployés quarante ans plus tard dans le chef-d’œuvre Feu pâle. Un roi en fuite, des comploteurs, un pays tombé aux mains des margoulins ; un jeu de déguisements, d’anonymat ou de pseudonymat, d’usurpation d’identité ; un passage secret dans la cloison d’un palais royal permettant l’évasion – et les joyaux de la couronne (bien cachés dans Feu pâle).
Tout au long de Feu pâle, l’agent Gradus effectuera un très long voyage pour abattre le roi de Zembla en exil, caché sous un autre nom ; à l’acte IV de La tragédie de Monsieur Morn, le rebelle Ganus effectue un très long voyage pour tuer le roi en exil caché sous un autre nom. Parvenu sur place, il découvre « une porte vitrée donnant sur une terrasse, conduisant à un jardin insolite » – dans le prolongement de cette porte, le lecteur aperçoit la vitre de la maison du poète John Shade, malheureux héros de Feu pâle, où vient se cogner le jaseur, tué par « l’azur trompeur », autrement dit par un reflet (« I was the shadow of the waxwing slain / By the false azure in the windowpane »).
Dans le même article de 1962, à propos de deux romans de Vladimir Nabokov, Manganelli écrivait pour conclure : « Il s’agit d’un cas exemplaire de “littérature” : car tel est le nom d’infamie privilégiée qui désigne les actes inutiles ou même vicieux, d’une liberté provocatrice, sans aucune justification. »