Dans l’environnement géopolitique délétère dans lequel nous évoluons, les notions essentialistes d’un « Occident » monolithique en conflit séculaire avec un « Orient » intrinsèquement belliciste et haineux, héritées en droite ligne de la vision paranoïde et complotiste du monde de Samuel Huntington, font florès dans nombre de médias prompts à fabriquer un « réel alternatif ». Dans Désoccidentalisation, Didier Billion et Christophe Ventura proposent une lecture profane, critique et constructive des nouvelles configurations géopolitiques mondiales.
Existe-t-il un bloc homogène qui s’appellerait le « Sud global », un bloc qui serait constitutivement anti-impérialiste, de gauche et progressiste ? D’aucuns le pensent en affirmant que toute opposition à l’impérialisme interventionniste du « monde libre » sous la houlette des États-Unis dans nombre de pays anciennement colonisés et dominés serait un positionnement politique qui ne pourrait être que de « gauche » et « progressiste ». Mais si l’on s’efforce un tant soit peu d’éviter les écueils d’un certain eurocentrisme qui s’ignore, le réel du dit « Sud global » s’avère plus complexe et aucunement réductible à un bloc total. Les réactions et les répercussions mondiales de l’invasion russe de l’Ukraine ou celles de la guerre que mène Israël contre les Palestiniens à Gaza et en Cisjordanie illustrent magistralement cette complexité.
En réalité, il n’y a de Sud que pluriel, un espace géopolitique où cohabitent, d’un côté, des forces démocratiques déjà « émergées », comme l’Afrique du Sud ou le Brésil, de l’autre, des forces autoritaires, contre-révolutionnaires et néolibérales, comme une grande partie des États arabes et africains, qui entendent contester de diverses manières l’hégémonie (politique, économique et culturelle) pluriséculaire de l’Europe et de ses projections culturelles sur les espaces anciennement colonisés et dominés. Peut-on appeler « désoccidentalisation » cette contestation et le lent effritement de l’hégémonie européenne ? C’est à cette question que l’essai coécrit par Didier Billion et Christophe Ventura propose de répondre en conjuguant la rigueur universitaire, la clarté du propos et une perspective historique de longue durée.
À rebours des prismes essentialistes et quelque peu complotistes décrivant un mythique « Occident » assiégé par des « civilisations » totalement « autres et hostiles », hérités en droite ligne du prétendu Choc des civilisations (1996) de Samuel Huntington, les auteurs proposent une définition à dominante géopolitique de l’Occident. Ce dernier serait « une communauté de pays et d’entités partageant les mêmes intérêts stratégiques sous l’égide, en dernier ressort, des États-Unis et de l’Otan – essentiellement l’Amérique du Nord et l’Union européenne, trois composantes asiatiques (Japon, Taïwan, Corée du Sud), deux océaniennes (Australie, Nouvelle-Zélande) ainsi qu’Israël et, selon les périodes et les sujets, certains pays latino-américains ». Si cet Occident géopolitique n’obéit à aucun déterminisme géographique, sa cristallisation ne peut se comprendre que par une connaissance solide de différents facteurs : l’histoire de la domination de l’Europe et de ses projections culturelles sur le monde, l’essor du capitalisme, le vol des terres, le pillage colonial et l’exploitation toujours en cours des sous-sols. Autrement dit, cet acmé du pouvoir européen n’émane d’aucune « essence occidentale pure » et « incommensurable », mais de l’essor de l’impérialisme (le capital industriel, commercial et bancaire) qui, loin de se réduire à l’expansionnisme colonial européen du XV-XXe siècle, « correspond structurellement à la phase monopolistique du capitalisme et engendre le partage du monde entre les grandes firmes de production entrepreneuriales et les principales puissances économiques du moment ».
Située dans le cadre de la résistance à cette domination européenne et au « deux poids, deux mesures » qu’elle impose au monde sur le plan des « valeurs démocratiques », la désoccidentalisation peut se comprendre comme un concept qui permet de décrire les évolutions du système international et la recomposition de la hiérarchie mondiale des États et de leurs alliances. Cette reconfiguration des rapports de force mondiaux, due en majeure partie à la montée en puissance et à la relative autonomisation (géo)politique des pays anciennement dominés et/ou colonisés par les puissances européennes, implique et confirme des processus de remise en cause progressive du pouvoir de l’Occident sur le monde déjà en œuvre depuis des décennies. Une remise en cause radicale de l’eurocentrisme du système international mis en place depuis 1945 qui s’est affirmée dans un contexte géopolitique marqué par des tensions, des conflits régionaux et frontaliers, mais aussi des guerres coloniales que la « communauté internationale » peine à qualifier comme telles.
Une remise en cause radicale de l’eurocentrisme du système international mis en place depuis 1945.
Si les effets du processus de désoccidentalisation se lisent clairement dans la diversification des alliances géopolitiques entre les années 2000 et 2015, notamment entre les pays du Sud, et dans le relatif effritement de l’hégémonie des puissances européennes, ce processus a des origines lointaines qui remontent à la révolution russe de 1917, aux luttes de décolonisations africaines et asiatiques, à la chute du mur de Berlin en 1989 et à la dislocation de l’Union soviétique en 1991. Cette contestation n’est aucunement motivée par une haine viscérale de l’Occident ou par un prétendu ressentiment anhistorique. Sa motivation principale se centre autour de l’inhumanité non encore reconnue des longues nuits coloniales, de la domination néolibérale du moment post-colonial, de l’expansion de l’OTAN selon des visées impérialistes grossièrement maquillées de motifs « humanitaires » et « démocratiques », en un mot de l’hubris interventionniste et « civilisatrice » des États-Unis (et de leurs alliés) se rêvant encore comme « la nation indispensable » (Bill Clinton, 1996). Cette contestation appuie souvent sa critique du « deux poids, deux mesures » du « monde libre » en rappelant les réels motifs des interventions impérialistes et du soutien inconditionnel de certaines dictatures.
Mais la désoccidentalisation n’est pas vertueuse en soi. Certes, ce concept est utile pour analyser les évolutions du système international : il permet en effet de souligner, depuis le début des années 2000, la consolidation des pouvoirs économique et géopolitique de pays anciennement dominés par les puissances européennes et remet radicalement en cause l’hégémonie de « la matrice occidentale » comme « l’unité de mesure des évolutions qui ont cours dans le monde », mais, et c’est sa principale faiblesse, il « reste muet sur l’existence dans ce processus d’un projet de rupture porté par l’un ou l’autre de ces États, en particulier parmi les contestataires du Sud ». Ces forces du refus ne proposent pour l’instant aucun projet susceptible de rompre avec la « logique d’accumulation prédatrice des puissances occidentales » ; elles demeurent inscrites dans l’ordre économique dominant et, en raison de la faiblesse de leur dimension internationaliste, peinent à concevoir « une réflexion à partir d’une lecture critique des évolutions du capitalisme mondialisé ».
Que pourrait enseigner un projet de désoccidentalisation réellement émancipateur ? Essentiellement, et cela ressort clairement des analyses et des pistes explorées par Didier Billion et Christophe Ventura, un devoir de vigilance vis-à-vis des avatars du campisme hérités des temps sombres de la guerre froide et un scepticisme critique s’opposant à la partition, artificielle et dangereuse, du monde en deux axes inintelligibles : le Nord et le Sud. Une condamnation ferme de l’impérialisme occidental, qui se veut émancipatrice, ne saurait s’aligner sur des régimes autoritaires dont le programme politique consiste à ruiner les bases fondamentales de tout projet démocratique. Une désoccidentalisation effective et cosmopolite doit mettre au cœur de son combat politique les revendications démocratiques des mouvements sociaux de par le monde et promouvoir une conception citoyenne de la nation.
Diplômé en lettres et en philosophie, Faris Lounis est écrivain et journaliste indépendant. Dans la revue The Markaz Review (TMR 39 – Burn It All Down, mars 2024), il a publié, dans sa traduction anglaise par Jordan Elgrably, une courte nouvelle intitulée « Quelques mentions sur… la carte d’un génocidé ».