Un roman-chimère

Comment peut-on faire tenir ensemble une série de sketches mi-drolatiques mi-tragiques qui ont pour thème la résistance des partisans italiens au fascisme et au nazisme dans la région piémontaise d’Asti entre 1943 et 1945, le récit rocambolesque de la recherche d’une carte des chemins de fer mexicains, le roman à épisodes d’un amour juvénile condamné par la maladie mentale de l’héroïne, une mosaïque de proses lyriques ou fantastiques traitant aussi bien de paysages d’enfance que des perspectives désolées de certains terroirs de la méso-Amérique ?

Gian Marco Griffi | Chemins de fer du Mexique. Un roman d’aventures . Trad. de l’italien par Christophe Mileschi. Gallimard, coll. « Du monde entier », 670 p., 25 €

Comment peut-on réaliser un miracle ? Réponse : on ne le peut pas, mais peut-être que ça n’a pas une importance décisive. Il est des tentatives romanesques, comme celle-ci, qui réclament une méthode de lecture analogue à la pratique de la brasse coulée en matière de nage. Une condition impérative : l’auteur doit vous accrocher d’emblée par une verve, comique par exemple, qui vous incite à accepter un laisser-aller suffisant pour éviter l’irritation causée par les petites vagues courtes, méditerranéennes en un mot, qui déconcertent l’amateur de la grande houle atlantique présente dans les textes plus classiquement construits et maîtrisés.

Puisqu’il s’agit ici d’un premier roman issu pour partie du réemploi et du remaniement de nouvelles, on ne s’étonnera pas trop de la disparité des chapitres, toujours précédés d’une double précision (date et lieu), et par le côté coq-à-l’âne de maintes juxtapositions. D’ailleurs, cette extrême variété recherchée, qui dégénère parfois mais rarement en disparate plus ou moins volontaire, nous y reconnaissons une manière italianissime, dont le modèle remonterait au XIVe siècle de Boccace et à son Décaméron, qui sut le premier en Occident transposer dans le roman l’art du méli-mélo apparemment rationnel des Sommes antiques sur la « nature des choses », où il y avait tant à boire et à manger. Ce qui fait de la tentative éminemment littéraire de Gian Marco Griffi, sous sa jaquette carnavalesque de fantaisie contemporaine, un plaisant rappel du salmigondis latin de Pétrone et de ses imitateurs.

Gian Marco Griffi, Chemins de fer du Mexique. Un roman d’aventures
« Nous nous sommes tant aimés », Ettore Scola (1974) © CC0/WikiCommons

Est-ce à dire que ce livre incite à une lecture savante, même si on se laisse porter sans réticence dans ses eaux mêlées ? Malgré les références érudites qui y affleurent de-ci de-là, malgré la caution souterraine, dans sa composition moins spontanée qu’on ne saurait croire, des « sentiers qui bifurquent » de Borges, pas le moins du monde ! Le texte est tout entier ludique, en grande partie dans l’intention de dissimuler par pudeur ce que ces « aventures » ont à rappeler de la lamentable épopée du fascisme italien, pris dans l’étreinte mortelle de sa longue liaison avec le gangstérisme nazi – d’une certaine façon, ce livre dit que le passé de l’alliance maudite décidément ne passe pas.

Est-ce à dire, au contraire, qu’en dépit des qualités évidentes de son auteur tant comme poète en prose que comme peintre d’un société en ruine qui se décompose au contact de l’allié nazi méprisant et prédateur, l’écriture reste ici subordonnée à l’expression d’un sentiment politique, sorte de critique voilée des dérives droitières de l’Italie d’aujourd’hui ? Ce type de lecture « engagée » ne mène pas non plus très loin. En fait, Gian Marco Griffi oscille constamment entre néoréalisme et effusion lyrique. Du côté du premier, on pense très souvent à la maturité du mouvement cinématographique de ce nom, c’est-à-dire non pas à Rossellini ou à De Santis, mais au grand Ettore Scola, revenant plein de nostalgie et de colère rentrée sur les illusions de la Résistance dans Nous nous sommes tant aimés (1974) ou La terrasse (1979). Quant à la veine poétique et dantesque, elle court dans les soubassements du texte, jamais très loin de la surface, et la craquelle dans les dernières pages où l’amoureux franchit à la nage l’espace qui sépare la banal séjour piémontais des mystères guérisseurs de l’Islande des sagas.

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On se doute que ce mélange des genres, pour être totalement réussi, nécessité une énergie créatrice considérable (l’auteur semble la posséder et se faufile avec souplesse et vigueur entre les strates linguistiques, employant les dialectes, l’allemand, l’anglais, un peu de russe, naviguant au milieu des cultures), mais aussi un contrôle permanent de la construction d’un récit aux décors et aux buts éparpillés.

C’est ce contrôle qui défaille parfois. Bâtir un patchwork boccacien, encaisser les soubresauts de l’allure du manierismo, cette variante exacerbée du baroque qui appartient en propre au génie italien d’un Pontormo, il faut pour cela un tempérament de premier ordre. Gian Marco Griffi est manifestement doté d’une formidable ambition. Son chemin de fer mexicain risque souvent de dérailler mais il parvient toujours à en redresser au dernier moment la trajectoire. Comme l’inachèvement du texte et la proclamation finale de le continuer disent une belle détermination, on peut la saluer, et en tout cas se réjouir du fait qu’il existe encore en Europe des artistes capables de miser tout sur la puissance de l’imaginaire et sa folie. Cela nous rassérène un peu : le journalisme vaguement travesti en roman-photo des omniprésents « faits de société » de nos pays harassés et repus étouffe la librairie, mais il n’a peut-être pas tout à fait gagné la partie.