La folle énergie d’un cabaret berlinois

L’Autrichienne Lili Grün publiait son premier roman en 1933, avant d’être tuée par les nazis neuf ans plus tard. Longtemps oublié, Tout est jazz ! nous parvient enfin en français. Le livre nous plonge dans le Berlin du début des années 1930 aux côtés d’une comédienne qui se donne corps et âme au « Jazz », cabaret de bric et de broc où s’éprouvent la persévérance, l’amour et le talent. Un roman qui soigne toutes les ambivalences de ses sujets et exulte la pulsion de vie qu’il nous reste.

 

Lili Grün  | Tout est jazz !. Trad. de l’allemand (Autriche) par Sylvaine Duclos. Éditions du Typhon, 176 p., 20 €

« Tout va s’arranger. Il faut essayer. Toujours essayer. Non, je ne veux plus mourir. Je veux voir la suite. » La suite, Lili Grün y aurait-elle cru ? Qu’une place à Vienne porterait son nom, que l’on célèbrerait cette année son cent vingtième anniversaire, que son premier roman serait traduit dans plusieurs pays d’Europe, et ce printemps en France grâce aux Éditions du Typhon. Oubliée après sa mort en 1942 dans le camp de Maly Trostenets (à Minsk), Lili Grün ne le sera plus. Son Tout est jazz ! est bien là, ressuscité en 2011 par la petite maison berlinoise AvivA, et ce par l’entremise d’Anke Heimberg, chercheuse en littérature, tombée dans une brocante sur une ancienne édition du livre.   

Née en 1904, Lili Grün aura vécu sa courte vie entre Vienne, Berlin, Prague et Paris. Toujours en mouvement, voyageuse, l’héroïne de Tout est jazz ! et alter ego de l’autrice l’est tout autant. On la rencontre à Berlin, quartier de Charlottensburg, dans sa petite chambre, au lit avec Robert, étudiant dont elle a fait son amoureux il y a peu. Mais bien vite on en sort. La vie n’attend pas ! Il y a un an et demi déjà, Elli, vingt et un ans, quittait son Autriche natale, portée par l’espoir de devenir une comédienne à succès. Mais si son énergie et ses talents sur scène sont remarqués, rien ne se passe pour l’heure qui fasse véritablement décoller sa carrière. 

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« Tout est jazz ! » […] a pu être un de ces derniers éclats de fête avant l’horreur. 

Elli est tout à la fois au bon et au mauvais endroit. Berlin, à l’aube des années 1930, qui « d’une main », « offre une liberté sans pareille », et « de l’autre », « coule les êtres dans un nouveau moule : celui des masses »nous dit-on dans la préface. Le monde du théâtre, du cabaret et du cinéma est une masse en soi. Depuis les Années folles, toujours plus de « pauvres enfants du siècle » viennent ici tenter leur chance, draguer metteurs en scène et cinéastes, profiter de l’effervescence artistique d’une ville qui continue de vibrer malgré le chômage, important du fait de la crise de 1929, et la misère qui l’accompagne. C’est la période précédant immédiatement le moment où il ne sera plus possible de croire que le fascisme ambiant n’est pas une menace de taille. À sa parution, Tout est jazz ! connut un grand succès. Nombreux, sans doute, ont dû s’y reconnaître ; et le roman a pu être un de ces derniers éclats de fête avant l’horreur. 

Bien que pauvre et affamée un jour sur deux, Elli brille d’optimisme et de persévérance. « Quelque chose finit toujours par arriver. » Ou quelqu’un ! En l’occurrence, Hullo, dessinateur tout aussi sans le sou, qui a une chic idée. « Cette idée est ce dont Elli a toujours rêvé. Qu’une troupe invente tout, de A à Z : musique, textes, jeu, affiches… Un théâtre à soi. » Günther et Hullo écriront les sketchs, Richard composera les chansons, Elli et Hedwig chanteront… Ce sera le Jazz – dont l’esprit résonne de cette folle existence qu’ils mènent tous : « Jazz, c’est le rythme de nos machines, le rythme où nous […] errons, ce rythme qui nous fait mal et dont on ne peut se passer. C’est ça, vous voyez, Jazz ! Ici, on sera modernes, on aura peur de rien, sauf de devenir mondains ! ».     

Lili Grun Tout est jazz
Le groupe des Comedian Harmonists est un sextuor vocal allemand, actif entre 1928 et 1935 (Berlin, 1928) © CC0/WikiCommons

Installé au premier étage d’un café délabré, le cabaret, monté par la petite dizaine d’artistes en tout, est une réussite ! La salle est comble, les applaudissements sont nourris, les critiques dans la presse, positives. Elli a été « superbe ! Dans un an, Hollywood sera à [elle], et [Greta] Garbo devra faire le trottoir ! ». S’il ne nous avait pas encore emportés, le style de Lili Grün ici nous atteint complètement. Gorgé de vitalité. Lili Grün travaille son récit comme un enchaînement de saynètes, intègre les pirouettes et les chansons. Ses phrases sont aussi agiles et agitées que ses personnages, dont les rapprochements, professionnels, amicaux, amoureux, permettent le ton badin et la gravité sincère de dialogues nombreux. Entre une conversation animée et une soirée au Café Romain, Tout est jazz ! s’octroie des respirations, et des soupirs de désespérance.

Le Jazz est certes une belle opportunité d’être vu, enfin remarqué, mais encore une fois ce n’est pas si simple. Il y a bien König, metteur en scène important qui n’est pas contre l’idée d’aider, mais de la parole aux actes le chemin est aussi long que l’avenue Kurfürstendamn. Il y a encore le cinéaste célèbre Fritz Lang, à qui une lettre de recommandation en faveur d’Elli a été adressée. Mais encore faudrait-il qu’il rentre de Paris et qu’il la lise. Il y a tous ces possibles du monde du spectacle, mais aussi ses hiérarchies, ses lois, ses codes ; bien sûr, Elli est douée, mais petite, brune, manquant de sex appeal, quand l’idéal de beauté de ces temps prend pour vedettes Greta Garbo et Marlene Dietrich. 

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Si la chance ne vient pas, le Jazz sera au moins ce moyen de continuer d’exister. « “Vivre pour jouer !” Qui a dit ça ? » Car quelle sensation plus « unique » que celle que la scène procure : « celle d’être ». Continuer d’espérer, de croire en tout ce qui peut éclairer cette « époque [qui] pue ». Même si la liste de ce tout s’amenuise. En certaines longues heures, avec la fatigue, la solitude, le découragement, la mélancolie pointe, qui fait regretter un premier amour ou le bonheur simple de l’enfance. Telle est l’autre facette d’Elli, dont Lili Grün soigne l’amertume et les ressentiments – qu’elle connaît d’expérience, elle qui a vécu ce quotidien de galère qu’elle impose à son personnage. 

Rien pour autant ne ferait regretter à Elli son émancipation. Si son romantisme l’empêche parfois d’y voir clair et qu’elle sait avoir besoin des hommes pour percer (qui tirent les ficelles retenant le corps des actrices), Elli ne pense ni au mariage ni à choisir un amant par convenance, et refuse de devenir la cocotte du riche Dr. Popper. « Cette main moite, charnue, reptile qui cherche sans cesse à la tripoter. » Lui comme les autres hommes du livre en prennent pour leur grade. Taquine, Lili Grün n’hésite pas à afficher leur bêtise, leurs tromperies, leur supériorité, les tournant en ridicule. Rapprochées par les déceptions qu’elles partagent – « Tous les hommes sont des chiens […] est-ce qu’on finit toutes par être traitées comme la plus sotte des putains ? », Elli et ses amies portent cet esprit moderne et insolent qui les pousse à ne croire qu’en elles-mêmes et à ne rien sacrifier à personne. Plutôt que l’amour qui déçoit, plus fiable et réconfortante est peut-être leur amitié. « Toutes les femmes sont seules […]. C’est pour ça qu’on doit être bonnes les unes envers les autres. »

À ce titre, d’autres Elli sont encore à découvrir. Sous la plume de Lili Grün (à qui le temps aura permis l’écriture de deux autres romans, de nouvelles et de poèmes – non traduits) ou sous celles des quelques autres autrices allemandes, parmi lesquelles Ruth Landshoff-Yorck, Alice Berend, Victoria Wolff, encore inconnues en France, effacées de l’histoire littéraire par la politique nazie et que les éditions AvivA s’attachent aussi à faire revivre. Comptons, à leur suite, sur les Éditions du Typhon. 

Juliette Savard est journaliste littéraire.