Si le monde devient insoutenable, quelle musique pourra en fournir la meilleure bande-son ? Entre le fantasme d’une musique qui soit immédiatement issue d’un autre univers, inexistant mais idéal, et l’adhésion des sons comme des textes à l’âpre réalité qui les suscite et les accueille, les artistes de hip-hop des États-Unis ont proposé une myriade de réponses à ces questions urgentes, que tant de musiques semblent oublier. Mohammed Magassa et Nicolas Pellion dressent un inventaire et une géographie remarquables de cette profusion d’artistes qui usent de la fiction et du rap pour renvoyer à notre présent l’un des miroirs les plus mérités qu’on puisse imaginer : dur, intriqué, dérangeant, passionnant et puis si souvent magnifique.
À Flint, dans le Michigan, la population s’empoisonne en buvant une eau impure. Tout le monde le sait mais rien ne change pour les habitants de la ville. Après Katrina, George Bush envoie les mercenaires de Blackwater s’assurer que les rescapés ne volent pas dans les débris des magasins de La Nouvelle-Orléans : l’État policier gestionnaire des catastrophes climatiques est le passé et le présent des populations noires de Louisiane. En Floride, Trayvon Martin est assassiné, plus tard c’est George Floyd à Minneapolis dont le meurtrier est un policier ; ils rappellent l’enfer vécu par les Noirs sur la terre des États-Unis d’Amérique.
Dans toutes ces régions, ces événements sont dénoncés, racontés, exorcisés parfois, par des artistes de hip-hop qui bien souvent partagent ces vies suspendues à l’insupportable – racisme, misère, destruction écologique, toutes les oppressions enfin. Mais L’enfer sur terre montre que leurs productions, dans toute leur diversité et les communs qu’elles dessinent, ne peuvent se comprendre sous l’angle de la chronique et de la critique sociales, dimensions anciennes du hip-hop aujourd’hui intégrées à un délire (au sens de Deleuze et Guattari) qui affronte l’impossible désir de dire quoi que ce soit sur des réalités indicibles de ne faire que se raconter. Alors le hip-hop a peut-être investi la fiction pour continuer à prononcer cet indicible conjuré.
Drakeo The Ruler est mort fin 2021, tué par une foule pendant un festival où devaient jouer Snoop Dogg, 50 Cents, ou encore Ice Cube. L’une de ses mixtapes, Thank You For Using GTL, a été réalisée en prison à travers le système téléphonique dédié aux prisonniers incarcérés dans les pénitenciers du pays. Le rap de Drakeo The Ruler subvertit la répression carcérale – je parle par-delà vos murs – et le dispositif de contrôle technologique : je parle avec ce que vous me donnez. L’art de bricoler devient composition de ruines. Beaucoup de tout cela passe en deçà de l’industrie musicale, des canaux médiatiques, des discours déjà établis. Il y a des millions de vues et d’écoutes pour ces artistes, mais leur art se désencastre profondément de ces réseaux économiques pour ouvrir à nouveau l’espoir que la musique fasse dialoguer les êtres.
Lil B (The Based God) fait « des chansons de cloud-rap liturgique, où il répand la positivité sur des samples doux comme un cirrus ; des morceaux clubs surréalistes, qui font se croiser Bill Clinton et Paris Hilton dans des partouzes de dauphines lesbiens ; et puis des titres boom-bap, parfois presque spoken word, où il célèbre la liberté et l’identité noire sur des violons ou des enregistrements de cascades ». Le livre fait comprendre peu à peu, par l’empilement des exemples et des analyses, qu’il ne sert à rien de catégoriser trop… Le haut, le bas, le sérieux, le futile, le politique, le social, l’engagé, le beau, le laid, le bizarre, le jeune, le vieux, ne sont plus des repères mais plutôt des obstacles à la sensation d’un art qui se refuse à clore son identification à quelque chose de bien clair et tranché. Écoutez Playboi Carti et demandez-vous ce qu’est cette musique où le sens n’importe plus, loin derrière le son.
On pourra dire que le maintien un peu partout de propos identifiés par ailleurs ou en d’autres temps prouverait que ces musiques se sont bien arrimées, assujetties à des territoires déjà connus et même contestables. Ce sont des délires complotistes, des diss qui reconduisent une conflictualité viriliste et violente, une apologie de l’argent, de la drogue, de la misogynie. Le fait que les temps ne s’épuisent plus en quelques années, comme il était d’usage à Woodstock où la musique de l’année dernière pouvait être snobée, invite à repérer des lignes de passé entrelacées à leurs temporalités nombreuses plutôt que des catégories rigides de ce qui fait le temps de la musique et du monde.
Trouble des temps où le hip-hop chante l’argent et le queer, la violence sexiste et la révolte sociale, tout cela ensemble, dans une ligne de fuite de tous les nihilismes et de tous les réalismes. Certains de ces rappers sont aussi populaires qu’un film Marvel, ils sont devenus des caricatures d’eux-mêmes : Kendrick Lamar, Kanye West, Drake peut-être. Certains, comme billy woods, jouent avec Moor Mother, poète afro-féministe et chanteuse de free jazz new-yorkaise. Gucci Mane avec la trap, Chief Keef avec la drill, à quel cliché de l’artiste visionnaire peut-on les raccrocher ? D’autres enfin rêvent de jeux vidéo et d’une enfance perdue, d’autres d’un blues ancestral. Mais L’enfer sur terre impose d’écouter ces artistes dans le refus des clichés à partir desquels ils se donnent eux-mêmes à voir et à entendre. La force de ce livre est d’initier ce bouleversement de l’écoute tout en signalant un continent de musiques, d’artistes, qui parviennent à conspirer le purgatoire de cette Terre où s’inventent encore les sonorités possibles d’un désir qui soit d’ici.