Cent après sa mort, la vie et l’œuvre politique comme intellectuelle de Vladimir Ilitch Lénine continuent d’interroger. Après d’innombrables biographies, l’historien Alexandre Sumpf en propose une nouvelle, tandis que Jean-Jacques Lecercle étudie sa pensée du langage et ses liens avec l’action politique.
Le livre d’Alexandre Sumpf présente au moins une photographie riche de sens et de portée. À la page 564 du livre, figure une image légendée ainsi : « Staline, Lénine et Trotski. Dès cette époque le commissaire du peuple aux Nationalités et commissaire du peuple au Contrôle étatique et le commissaire du peuple aux Affaires militaires, successeurs potentiels de Lénine, sont en conflit ouvert. » La photo, en nous présentant ces trois hommes côte à côte, veut à l’évidence affirmer par l’image leur parenté politique que prétend souligner la rivalité entre Staline et Trotsky affirmée par la légende. Si ces deux derniers sont rivaux, ils ont donc la même ambition et poursuivent le même objectif ; or, Staline protège et promeut la caste dirigeante (dite bureaucratie ou nomenklatura) que Trotsky dénonce et combat. Second problème : la photographie de l’individu présenté comme étant Trotsky n’est pas la sienne, mais celle de Kalinine, président officiel (mais impuissant) de l’URSS, mort en 1946, huit ans après l’envoi de son épouse au goulag.
En dehors de ce cliché, qu’apporte de neuf cette nouvelle biographie ? Elle écarte d’abord l’hypothèse de révélations plus ou moins inédites : « Y aurait-il d’abord des sources qui ont échappé à la traque menée par les historiens russes et occidentaux ? Sans doute pas mais on peut et on doit interroger la très ample documentation à la lumière d’approches renouvelées ces vingt dernières années : l’histoire sociale du politique, l’histoire de la propagande, l’histoire des émotions, l’histoire connectée, l’étude des sorties de guerre. » Ces approches renouvelées laissent de côté l’histoire de la lutte des classes, pourtant socle de la pensée et de l’action de Lénine marxiste. Un détail ? Certes, la lutte des classes et son histoire n’intéressent guère les experts médiatiques en tout genre, mais il est bien difficile d’aborder Lénine en l’oubliant.
Lorsque, en 1921, Kamenev lui propose de préparer l’édition de ses œuvres complètes, Lénine s’interroge : « vaut-il la peine d’exhumer du passé tant d’écrits circonstanciels » (et donc vieillis et dépassés) ? Il ne pouvait prévoir l’avalanche de biographies qui lui seraient consacrées au fil des années, dont les innombrables vies de saint fabriquées en URSS sous Staline et ses successeurs comme camouflage de leur réalité. Ces contes de fées peuvent d’ailleurs se transformer en évangiles du diable lorsque l’URSS s’effondre : ainsi, le Russe Dimitri Volkogonov, ancien directeur-adjoint des service politiques de l’Armée soviétique, lui attribue une action diabolique dans son ouvrage publié en 1994 : « Si le saint prince Vladimir de Kiev, en faisant baptiser la Rouss, l’a rendue chrétienne, Vladimir Oulianov, lui, a déchaîné sur ses espaces l’Antéchrist ». Les biographies de Lénine ne se réduisent pas à ces grossiers catéchismes. Ainsi, Hélène Carrère d’Encausse le définit, dans la biographie qu’elle lui consacre, comme « un inventeur politique exceptionnel, le seul de ce siècle », et elle ajoute : « son génie politique », en 1917, l’amène à chevaucher « tous les spontanéismes et va faire de son parti leur porte-parole ». Chevaucher tous les spontanéismes n’est pas leur dicter sa loi, c’est leur donner une traduction politique qui leur permet de ne pas être réduits à une protestation impuissante. Pour certains, son influence dépasse même le XXe siècle ; ainsi, l’Anglais Robert Service avertit ses lecteurs : « Partout où le capitalisme engendre une grave détresse sociale, Lénine n’est pas mort, du moins pas encore […] S’il faut retenir quelque chose de sa vie et de sa trajectoire politique extraordinaire, c’est bien la nécessité pour tout un chacun de rester vigilant ».
Enfin, le récit repose sur une distorsion de la chronologie dans une construction zigzagante d’autant plus curieuse que Sumpf insiste sur le caractère rectiligne de la pensée et de l’action de Lénine ; ainsi le chapitre trois, qui évoque l’arrivée de Lénine en Russie à la gare de Finlande le 3 (16) avril 1917 et le discours tonitruant qu’il y prononce est suivi peu après d’un chapitre synthétique, « Lénine et les apôtres du bolchevisme (1903-1924) », et ainsi de suite avant de déboucher sur le chapitre « L’internationalisme asymétrique. Moscou, Rome rouge, 1915-1991) », dont l’intitulé suggère une continuité entre la politique internationale de Lénine et celle de Staline et ses successeurs, alors que, pour eux, l’idée même de révolution mondiale appartenait à un passé révolu et avait cédé la place à la défense de l’État bureaucratique et des intérêts matériels et politiques de sa nomenklatura parasitaire.
Cette chronologie zigzagante se conjugue avec une grande attention apportée aux détails de l’existence quotidienne de Lénine. Ainsi Sumpf nous apprend-il que Lénine, amoureux du vélo, un jour « télescope un autre cycliste après avoir refusé la priorité à droite ou grillé un rouge, cela va de soi ». Pourquoi ? Faudrait-il y voir un signe du futur « dictateur », comme il définit Lénine ? Plus loin, lors de son récit de l’insurrection organisée à Moscou par les socialistes-révolutionnaires de gauche, jusqu’alors alliés aux bolcheviks, Sumpf affirme : « Lénine a l’habitude d’excommunier pour resserrer les rangs ». Il oublie le nombre de fois où Lénine s’est heurté à une vive opposition, parfois victorieuse, dans les instances de son parti.
Il en donne une autre image quand il évoque : « La lutte contre la corruption et le bureaucratisme », dont il affirme à juste titre qu’elle est « la grande cause de la dernière année de la vie de Lénine ». Mais ce dernier mène cette lutte en étant paralysé à la fois physiquement vu son état de santé déplorable et politiquement puisque, le 18 décembre 1923, le bureau politique du Parti communiste confie le suivi de son traitement médical et le contrôle de ses médecins à celui-là même qui est déjà le véritable chef de l’appareil bureaucratique parasitaire corrompu, Joseph Staline. Est-ce parce que ce combat est ainsi perdu d’avance que Sumpf ne présente pas, pour une fois, Lénine comme « un dictateur », prêt à tout pour imposer sa volonté ?
La manière dont Sumpf aborde certaines phases de son activité permet d’apprécier la portée de cette affirmation. Prenons d’abord l’exemple des journées de juillet 1917, où Sumpf évoque « un désistement lâche » de Lénine, suivi « d’une fuite pitoyable au cœur des marais finlandais ». Au début du mois, à la suite de la dégradation de la situation économique et sociale soulignée par une crise du gouvernement provisoire, marquée par la démission des ministres bourgeois, la colère monte à Petrograd, amplifiée par l’agitation bolchevique. Persuadés que prendre le pouvoir à Petrograd serait facile, mais que Petrograd resterait isolé, les bolcheviks, après l’avoir d’abord refusé, acceptent de prendre la direction de la manifestation des marins, ouvriers et soldats qui se dirige vers le palais de Tauride où siège le comité exécutif du soviet ; le soir, ils se dispersent et décident de revenir le lendemain. Les dirigeants bolcheviks délibèrent toute la nuit avec Lénine ; ils ne veulent pas appeler publiquement à une action prématurée. Le lendemain matin, un énorme placard blanc remplace l’éditorial de la Pravda, qui devait appeler à une nouvelle manifestation. Ce 4 juillet, des masses de manifestants montent vers le palais de Tauride pour exiger tout le pouvoir aux Soviets, se heurtent à un refus des dirigeants du comité exécutif, puis, ne sachant que faire, se dispersent.
Le lendemain, l’ordre égratigné est rétabli ; un détachement d’élèves officiers saccage le siège du parti bolchevik, puis le local de la Pravda, que Lénine a, par chance pour lui, quitté une demi-heure plus tôt, pendant qu’un autre détachement perquisitionne son appartement. Le gouvernement interdit la Pravda et lance un mandat d’arrêt contre Zinoviev et Lénine, accusés d’être des « agents allemands » (en pleine guerre avec l’Allemagne… donc des traîtres !), accusation relayée par une vaste campagne de presse, et emprisonne des dizaines de cadres bolcheviks. Lénine déclare à Trotsky : « Maintenant ils vont nous fusiller tous. C’est le bon moment pour eux. » Lénine et Zinoviev décident de s’enfuir en Finlande. Cette prudence élémentaire n’a rien à voir avec un désistement lâche et une fuite pitoyable.
Autre exemple de la schématisation de la pensée et de l’action de Lénine, Sumpf, évoquant la guerre civile qui va ravager la Russie trois ans durant après la prise du pouvoir d’octobre 1917, affirme : « Lénine a appelé la guerre civile de ses vœux, il y est plongé jusqu’au cou et l’épreuve subie se montre à la hauteur de ses ambitions totalitaires ». Un épisode important de la révolution russe remet en question cette affirmation. En août 1917, le dirigeant politique du parti bourgeois cadet, Milioukov, prophétise : « la vie poussera la société et la population à envisager l’inéluctabilité d’une opération chirurgicale » et il annonce « des répressions inéluctables ». Dans son histoire de la révolution, il affirme que le pays n’avait alors le choix qu’entre le général Kornilov et Lénine. Kornilov organise un soulèvement fin août, menace de pendre tous les dirigeants du Soviet, qui s’unissent alors avec les bolcheviks pour repousser l’offensive du général factieux, vite écrasé.
Lénine, de sa cachette finlandaise, constate que cette alliance a balayé le complot de Kornilov « avec une facilité sans exemple dans aucune révolution ». Il propose de perpétuer cette alliance qui, avec la transmission immédiate de tout le pouvoir aux Soviets, « rendrait la guerre civile impossible en Russie ». S’ouvre alors à ses yeux une « possibilité historique extrêmement rare et extrêmement précieuse », à saisir d’urgence : la Russie vit un moment historique exceptionnel où « le développement pacifique de la révolution est possible et vraisemblable, si tout le pouvoir est transmis aux Soviets ». Il propose donc la « formation d’un gouvernement de socialistes-révolutionnaires (S-R) et de menchéviks responsable devant les Soviets […] seul moyen d’assurer désormais une évolution graduelle, pacifique, paisible des événements ». Les bolcheviks exigeraient alors seulement « l’entière liberté de l’agitation ». Nullement assoiffé ni de guerre civile ni de pouvoir, Lénine cherche donc la solution la plus économique et la plus indolore.
Les S-R et les menchéviks n’en veulent pas et maintiennent la coalition avec la bourgeoisie vacillante entre autres pour poursuivre la guerre qui ravage et ruine le pays. La possibilité d’un développement pacifique de la révolte souhaitée par Lénine s’évanouit.
La présentation zigzagante de la pensée de Lénine débouche parfois sur une aberration : Sumpf affirme ainsi qu’en 1921 « Lénine renonce à la révolution mondiale avant même que Staline énonce le slogan du socialisme dans un seul pays ». Il ajoute curieusement : « En témoigne son discours devant les délégations allemande, polonaise, tchécoslovaque, hongroise et italienne au IIIe congrès du Komintern le 11 juillet 1921 ». Or, dans le passage cité par Sumpf lui-même, Lénine affirme : « L’Europe est enceinte d’une révolution, mais il est impossible d’établir à l’avance un calendrier de révolutions […] Je suis sûr que nous gagnerons une position pour la révolution, à laquelle l’Entente ne pourra rien opposer et ce sera le début de la victoire à l’échelle mondiale ». Étrange renoncement à la révolution mondiale que cette certitude d’une victoire, dont Lénine se contente d’affirmer qu’il est impossible d’en fixer la date… et dont il ne suggère pas un instant qu’elle est impossible même s’il doit constater qu’elle est différée à des lendemains imprécis.
Le centième anniversaire de la mort de Lénine est l’occasion d’un retour sur ce que l’Américain John Reed appelait les dix jours qui ébranlèrent le monde, suivis d’une guerre civile dévastatrice puis d’un quart de siècle de brutale réaction stalinienne, où d’aucuns voient la suite logique de la révolution. Un siècle et demi plus tôt, la révolution française débouchait sur Thermidor puis sur Napoléon et ses guerres de conquête. Cette succession dans le temps permet-elle d’y déceler un héritage ou, au contraire, une rupture dans le contenu politique et social des événements ? La discussion sur ce point ne cessera sans doute jamais. Lénine et l’arme du langage de Jean-Jacques Lecercle ne la traite certes pas directement mais fournit de nombreux éléments pour l’aborder.
« Il y a à première vue bien des raisons de ne plus lire Lénine. » Ainsi Jean-Jacques Lecercle commence-t-il son étude sur le Lénine de la parole et de l’écrit. Il énumère une longue liste de « raisons » qu’il range en raisons de droite, centristes et de gauche pour justifier ce boycott. Il ajoute à ces raisons politiques des raisons théoriques : « en tant que théoricien, il a défendu une version scientiste du marxisme qui a tous les défauts de la simplification et de la vulgarisation. À ce titre il n’est pas seulement le précurseur du goulag, mais également du diamat stalinien avec ses quatre lois de la dialectique ». Pour compléter ce tableau, Jean-Jacques Lecercle ajoute : « il y a des raisons historiques qui sont peut-être les plus importantes. Le succès de Lénine est dû à une conjoncture, dont il a su profiter avec une grande habileté, mais qui n’a plus rien à voir avec celle dans laquelle nous nous trouvons ». Bref, il appartiendrait à un passé révolu, sans lien avec le présent. Et comme ce n’est ni un grand écrivain ni un grand théoricien, pourquoi faudrait-iI continuer à s’intéresser à lui ?
Tout le monde ne partage pas cette vision d’un Lénine réduit au rôle de relique qui lui avait été jadis attribué, rôle célébré par des milliers de statues érigées un peu partout dans la défunte Union soviétique. Ainsi l’historien britannique Robert Service, qui ne porte pas Lénine dans son cœur, conclut-il la biographie qu’il lui a consacrée en 2000 (publiée en français aux éditions Perrin en 2012) par un avertissement inquiet : « Partout où le capitalisme engendre une grave détresse sociale, Lénine n’est pas mort, du moins pas encore […] S’il faut retenir quelque chose de sa vie et de sa trajectoire politique extraordinaire, c’est bien la nécessité pour tout un chacun de rester vigilant ». Pour tout un chacun ? Diable ! Robert Service appelle donc à une mobilisation générale pour bloquer, effacer, annuler l’influence présente de ce personnage apparemment non réductible à la momie que Staline a fabriquée pour l’installer dans le mausolée de la place Rouge et se réclamer de son autorité pour sanctifier la prétendue « construction du socialisme dans un seul pays » que Lénine avait rejetée dans des textes évidemment censurés par le maître de la caste parasitaire qui se gavait en URSS pendant que la population laborieuse, mal logée, vivait aux marges de la misère.
Jean-Jacques Lecercle est manifestement insensible à l’appel lancé par Robert Service et ses nombreux semblables à rester vigilant face à l’héritage du père fondateur politique de l’Union soviétique, puisque, juste avant d’aborder la conclusion de son ouvrage, il affirme : « je suis plus léniniste que quand j’ai commencé ce livre ». Après quoi il décline les cinq vertus de l’arme du langage chez Lénine, ce que sa longue analyse antérieure lui permet de faire : la première vertu, selon lui, est la solidité, la seconde est la vertu de fermeté, qui très logiquement « lui est étroitement associée », puis la troisième, dont Jean-Jacques Lecercle souligne qu’elle est la plus controversée, est la vertu de dureté. Lercercle précise : « Lénine n’était pas uniquement connu pour ses éclats de rire mais également pour ses coups de colère. » Certes, Lénine recourt souvent à l’hyperbole mais l’hyperbole rituelle chez lui répond à une triple fonction gommée par ses dénonciateurs : elle lui sert à souligner pour lui-même l’importance d’un problème et vise à la fois à secouer ses partisans dont il craint la mollesse, l’indécision, l’inertie, l’insouciance ou le dilettantisme, et à paralyser la volonté de l’adversaire en le terrorisant .
Ainsi, lorsqu’il fait décider l’abandon des réquisitions de blé chez les paysans en mars 1921 après les insurrections de Tambov et de Cronstadt, il s’interroge sur le devenir des « détachements de réquisition » et de leurs dizaines de milliers de membres qui ont pressuré les paysans et deviennent désormais inutiles. Il note sur son carnet : « les fusiller ? ». Il exprime ainsi la nécessité de les supprimer. Comment et qu’en faire ? Il n’en sait trop rien, se dit qu’il faut une solution radicale mais n’en fera évidemment fusiller aucun. Il apprend un jour de mars 1922 que des dirigeants communistes du soviet de Moscou favorisent leurs petits amis (évidemment reconnaissants !) dans l’attribution de logements déficitaires ; en rage, il exige du bureau politique de « fusiller les bandits communistes », c’est-à-dire en fait un châtiment exemplaire des corrupteurs. Aucun ne sera fusillé (ni même sanctionné, Staline et Molotov, chargés d’appliquer la sanction, se garderont bien de punir les corrompus et profiteurs qui forment déjà le cœur de l’appareil du Parti et donc la base de leur pouvoir grandissant). Sa violence verbale est proportionnelle à la résistance de ses opposants politiques, les paysans qui renâclent devant les réquisitions pendant la guerre civile ou ses propres camarades. Les destinataires de ces invitations furieuses s’y habituent vite, y voient manifestement une impuissance réelle de Lénine à leur imposer sa volonté et font le gros dos. Mécontent, Lénine redouble de vigueur verbale et ses imprécations feront les choux gras des feuilletonistes en tous genres qui prennent les mots pour le grain des choses.
Jean-Jacques Lecercle se concentre, lui, sur la lutte idéologique, dont le lieu privilégié est le langage, et, selon, lui, dans cette lutte idéologique il y a chez Lénine un fil rouge, la lutte contre la phrase, phrase bourgeoise comme phrase révolutionnaire. Lénine voudrait ainsi lutter contre la grandiloquence qui sert à masquer les renoncements et contre l’abstraction qui empêche l’analyse concrète de la situation concrète, qui transforme la doctrine en dogme et masque ce que la conjoncture présente de spécifique et de nouveau. C’est là, selon l’auteur, « la contribution spécifique de Lénine au marxisme », complétée par les deux dernières vertus qu’il lui attribue dans l’utilisation du langage comme arme : la lucidité et la vertu de subtilité.
Ces cinq vertus sont efficaces dans la lutte politique, selon Jean-Jacques Lecercle, dans la mesure où elles sont au service du talent qu’il attribue à Lénine : un « talent d’adaptation à la conjoncture et d’ajustement des mots d’ordre à un moment précis ». Lénine en donnera effectivement des exemples tout au long de l’année 1917, à dater de son retour en Russie.
Mais l’efficacité de l’arme du langage, si bien maniée soit-elle, dépend de la situation dans laquelle agit celui qui l’emploie. Or, dès le lendemain de la prise du pouvoir, les bolcheviks sont confrontés à une guerre civile qui, dès 1918, menace l’existence même de la Russie bolchevique. L’écrivain blanc Leonid Andreïev, ennemi juré des bolcheviks, définit en quelques mots le comportement que doivent avoir les soldats de la contre-révolution : « Là où l’on fusille les gens comme des chiens, règnent la paix, la prospérité et un sens très fin de la légalité. »
Dans une telle situation, le langage, si finement manié soit-il, ne peut servir d’arme. C’est pourquoi Lénine proteste violemment lorsque, le 27 octobre 1917, le bolchevik Kamenev, à la demande de ses camarades bolcheviks, fait abroger la loi de juillet 1917 qui rétablissait la peine de mort. Lénine enrage : « Croit-on que l’on puisse faire une révolution sans fusiller ? » Les possédants dépossédés seront toujours prêts à tout pour récupérer leurs terres, leurs domaines, leurs hôtels particuliers, leurs parcs, leurs comptes bancaires. Et il ajoute : « Quelles autres mesures de répression nous reste-t-il ? L”emprisonnement ? Qui s’en laissera intimider pendant une guerre civile, alors que chacun des adversaires a l’espoir de vaincre ? C’est une faute, une faiblesse inadmissible. » Cette fois, l’arme du langage, évidemment inefficace contre les adversaires de la révolution, s’avère aussi inefficace face à ses propres camarades, qui s’acharnent à le persuader de ne pas revenir sur ce vote. Mais la suite des événements donnera raison à Lénine : dans une guerre civile plus encore que dans toute autre forme de conflit, le seul langage que comprend l’adversaire est celui du fusil, de la mitrailleuse, du canon puis des bombes. Et le combat que se livrent deux armées engendre forcément des similitudes entre elles.