Portrait du révolutionnaire en petit-bourgeois

Dans la foulée de Technique du coup d’État qui lui apporta d’un coup une retentissante célébrité et lui valut quelques années de prison, Curzio Malaparte (1898-1957) récidive dans le déboulonnage des dictateurs de son temps, à propos cette fois de Lénine. Huit ans après sa mort et alors que Staline en fait l’idole sur laquelle focaliser le culte du « léninisme », le grand écrivain italien en dessine le portrait en petit-bourgeois.

Curzio Malaparte | Le bonhomme Lénine. Trad. de l’italien par Juliette Bertrand. Grasset, 300 p., 10,50 €

Le plus remarquable est que l’on n’est pas dans le registre du pamphlet, ce qui rend un tel livre encore plus dévastateur pour l’idole livrée à l’adoration des foules. Le Lénine de Malaparte n’a rien de ridicule. C’est bien un révolutionnaire professionnel, mais son activité relève pour beaucoup de la lecture en bibliothèque et de l’écriture de brochures et d’articles de presse. C’est aussi un habile manœuvrier qui sait manipuler un congrès afin d’obtenir ce qui lui semble un but souhaitable, et d’abord d’avoir les mains libres pour exercer le pouvoir à l’intérieur du parti révolutionnaire. Le recours à la mauvaise foi ne l’effraie pas : un de ses amis s’étonne d’avoir été qualifié de traître, il répond qu’il avait besoin d’un argument et que c’est celui qui lui est venu à l’esprit. Mais ce n’est certainement pas une sorte de Gengis Khan, le Mongol assoiffé de sang que la bourgeoise occidentale se plaît à voir en lui. L’action violente répugne à ce petit gratte-papier rusé qui n’a rien d’un tendre mais qui sait se montrer intransigeant sur les principes et autoritaire dans son opportunisme pratique. 

Que sa vie quotidienne d’exilé soit simple et discrète est certes une exigence objective vu la surveillance policière dont il risque à tout moment de subir les effets. Lénine a fait l’expérience de la déportation en Sibérie et il ne serait pas dans l’intérêt de la révolution qu’il doive y retourner. Il vit donc à Genève, à Londres, à Paris. Pas vraiment dans la clandestinité : dans la discrétion d’un couple de petits-bourgeois que l’on n’a aucune raison de remarquer. Qu’y aurait-il, d’ailleurs, à remarquer ? Que ce petit rentier passe son temps entre lecture en bibliothèque et rédaction d’articles destinés à la Russie. Le congrès londonien du parti rassemble une cinquantaine de participants qui choisissent de s’entredéchirer. En réalité, écrit Malaparte, « le but de l’activité de Lénine n’a jamais été de préparer la révolution prolétarienne mais de se préparer systématiquement à la révolution ». Il pourrait ajouter que cette attitude est conforme à une conception matérialiste, davantage somme toute que l’activisme héroïque d’un Trotski toujours disposé à l’action violente.

Curzio Malaparte, Le Bonhomme Lénine
Lénine à Razliv en 1917, d’Arkadi Rylov (1934) © CC0/WikiCommons

Pour écrire ce livre, Malaparte a écouté des militants communistes, il a lu les historiographes officiels du régime, les Mémoires de Trotski et, bien sûr, les écrits de Lénine lui-même. De ces conversations privées, de ces lectures, il retient que ce grand homme d’image d’Épinal pour les moujiks et pour effrayer les bourgeois n’a rien d’un monstre sanguinaire. Ce n’est même pas un homme d’action. Sa force est dans ses écrits et dans sa détermination froide et tranquille à construire un petit parti révolutionnaire constitué principalement d’ouvriers. Il persiste dans son activité de bibliothécaire en 1905, quand se produit un événement massif qui a tout d’une révolution mais n’est peut-être pas encore celle pour laquelle il s’efforce de constituer ce parti apte à prendre en charge la vraie révolution prolétarienne. Il est vrai que l’insurrection de 1905 était animée par un prêtre dont on devait apprendre par la suite qu’il était stipendié par la police tsariste.

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C’est un compatriote de Machiavel, un « satané Toscan » lui aussi, un autre petit-bourgeois, qui écrit ce livre sur Lénine qui rompt avec l’alternative entre hagiographie et démonologie. Il est certain que ce n’est pas ainsi que l’on doit parler de Lénine, et c’est précisément ce qui fait l’intérêt de la tentative. Est-on seulement devant un livre politique ? Il ne présente rien qui ressemble à une analyse ou à une discussion politique. C’est le portrait d’un homme dans sa réalité ordinaire et sa vérité humaine, avec ses petitesses et sa grandeur. Malaparte ne juge pas, il montre. Un analyste politique pourrait essayer d’exposer en quoi la scission entre bolcheviks et mencheviks lors du congrès londonien de 1903 aura été une catastrophe – ou au contraire un coup de génie. Malaparte ne se hasarde pas sur ce terrain. Il dit que cela eut lieu, que Lénine l’a voulu, que c’était conforme à sa logique et qu’il en a assumé les conséquences, tant personnelles que politiques.

Que Lénine s’inspire davantage du Koutouzov de Guerre et Paix ou des analyses de Clausewitz que de Marx, c’est évidemment l’assertion de Malaparte, mais on ne saurait prétendre qu’elle contredise ce que l’on peut savoir d’autre part. L’insistance de notre écrivain toscan sur la dimension proprement littéraire des références intellectuelles de Lénine est justifiable au regard des faits et elle est caractéristique de sa démarche intellectuelle fondée sur la tentative de saisir de l’intérieur les ressorts d’une personnalité. C’était déjà la démarche de Machiavel, que l’on ne saurait qualifier de piètre penseur politique. Hommage est ainsi rendu à la valeur irremplaçable de la littérature pour comprendre de grandes figures politico-historiques : ce sont les hommes qui font l’Histoire.