Trois auteurs d’imaginaire confirmés, anglophones mais pas américains, impressionnent une fois encore par des romans aussi élégants que percutants. Sans un mot de trop, Claire North, Jeff Noon et Greg Egan touchent droit au but de l’imagination comme de la critique sociale.
L’importance de Greg Egan en tant qu’écrivain de science-fiction n’est plus à souligner. Dans l’avenir d’Instanciations, les Personnages Non Joueurs des jeux vidéo sont animés par des « comps », êtres numériques composites formés de bribes de personnalité d’humains réels et de code informatique. Un beau jour, ils s’éveillent dans le jeu, et même s’ils devinent qu’ils jouent un rôle, ils doivent le tenir, sous peine d’être désactivés. Les jeux imaginés par Egan sont tirés de mauvais romans – fictifs – de SF, comme Est de Guillaume Croupion où la gravité tire toujours vers l’est et non vers le centre de la planète. Ou il s’est inspiré de concepts douteux : Salopes zombies en chaleur ou Minuit sur Baker Street, situé dans un Londres où se croisent Sherlock Holmes, Jack l’Éventreur, Dracula et Oscar Wilde. Egan se moque de certaines facilités des jeux et fictions de l’imaginaire, et on rit beaucoup, mais Instanciations réfléchit aussi à l’usage des données numériques, au statut possible des êtres virtuels et à leur asservissement. C’est à une lutte de libération qu’on assiste, d’autant plus que les comps sont menacés d’extermination. Les clients se détournant des jeux bas de gamme, l’entreprise qui les fait tourner sur « l’AsServeur » les ferme les uns après les autres, éteignant ses figurants virtuels.
Dans Instanciations, l’humour s’allie constamment à la subtilité et au sense of wonder scientifique typique d’Egan, comme lorsqu’il imagine Le Café de l’assassin, où les joueurs incarnent des philosophes et mathématiciens qui « se transforment en résistants dans la Vienne des années 1930. Inglorious Bastards rencontre… le documentaire sur Kurt Gödel que Werner Herzog n’a jamais tourné ». Ou quand il invente Triadique, jeu fondé sur les nombres p-adiques, où la distance « de un à deux, c’est un. Mais de rien à deux… c’est aussi un ». Et il arrive à nous en faire comprendre le concept ! Les techniques qu’utilisent les comps pour hacker le système qui a droit de vie et de mort sur eux sont aussi poétiquement et subtilement imaginées.
En un nombre de pages relativement peu élevé, Instanciations dénonce tant la prédation indifférente du commerce que les dérives numériques et les imaginaires paresseux, prônant par l’exemple une invention prolifique et jubilatoire.
En même temps reparaît Isolation, formidable premier roman, dont la puissance spéculative donne des frissons. L’entreprise d’édition et de réédition de toute l’œuvre d’Egan que mène Le Bélial’ permet de vérifier à chaque livre quel immense écrivain est l’auteur de Diaspora.
À son meilleur, l’écriture de Claire North fait naître des sensations d’élégance, de précision aérienne, d’intelligence cristalline. Avec une tranquille évidence, Sweet Harmony déroule le piège tragique dans lequel tombe Harmony Meads, jeune Londonienne dont l’avenir paraissait aussi radieux que tout tracé. Dans un futur proche, le développement des nanotechnologies a permis la création de toutes sortes d’applications bannissant aussi bien la cellulite que la dépression, les maux d’estomac ou la mauvaise humeur, le tartre comme la baisse de libido. Grâce aux extensions, on peut se bourrer de n’importe quoi, même de haggis – panse de brebis farcie – sans grossir ni vomir. Place au « festin bestial et baveux, un délice de consommation sauvage »…
Mais toutes ces améliorations, il faut les payer. Les techniques de vente sont celles de n’importe quel autre produit : publicités tentatrices, effrayantes ou culpabilisantes, crédit à la consommation. Quand elles s’allient à la pression sociale et à un petit ami pervers narcissique qui lui achète sans la prévenir des applications pour la corriger – avec son argent à elle –, Harmony ne peut plus résister. Arrivent alors le surendettement et un bouton sur le menton. Car en cas de non-paiement, les entreprises médicales ne laissent fonctionner que les systèmes essentiels, et l’organisme a du mal à se déshabituer de toutes les béquilles qui l’ont modifié. Le corps idéal devient vite son envers.
Sweet Harmony est très drôle mais sans y toucher, avec une ironie pince-sans-rire. Sous couvert d’anticipation, Claire North dresse le constat implacable des aliénations actuelles : injonctions d’être à la pointe de la technologie, surconsommation numérique, obsession de la maîtrise du corps et, pour les femmes en particulier, soumission à des normes corporelles. D’une écriture pleine de grâce, Sweet Harmony abat le conformisme d’une balle entre les deux yeux.
Après Un homme d’ombres et La ville des histoires, Jenny-les-vrilles est le troisième roman de la série des enquêtes de John Nyquist. Le détective aux prises avec une crise d’identité et une réalité vacillante y recherche son père présumé mort. Situés dans des villes singulières, marquées par le contraste entre l’obscurité et la lumière ou la puissance des récits, les deux premiers livres usaient des codes du roman noir pour atteindre une étrangeté fantastique très personnelle. Ici, Jeff Noon subvertit le thriller horrifique rural.
Dans une campagne aussi british qu’oppressante, Nyquist se retrouve en butte à la mauvaise volonté des habitants d’Hoxley-sur-la-Vive qui dissimulent de sombres secrets et s’adonnent à des rites pervers. Les notables sont les plus méchants. Mais Hoxley a ses particularités : chaque jour est placé sous le patronage d’un saint qui lui impose ses règles. Par exemple, à la Saint-Switten, tout le monde doit s’enfermer chez soi. À la Sainte-Meade, il faut rester muet. Saints Alice et Edmund obligent les villageois à porter les mêmes masques et à tous s’appeler Edmund ou Alice. Comme on ne peut savoir à l’avance qui sera le saint du jour, choisi par un comité secret, pour John Nyquist il s’agit d’une déstabilisation de plus. Le folklore se teinte de malignité.
La campagne est aussi trouble que les villes, mais selon un temps lent, où les perceptions et les atmosphères sont presque plus importantes que les événements. Des meurtres se produisent dans le village. Le photographe a disparu. Des relations adultères se sont nouées, et toutes ces trames s’enroulent les unes autour des autres telles les rameaux d’une plante grimpante. Héroïne d’une « ritournelle », Jenny-les-vrilles est aussi le nom de filaments verts vivants capables d’« attacher des objets ensemble et les unir dans une même histoire ».
Puisque c’est son histoire, celle de son père et de sa famille, Nyquist doit absolument en relier les fils, mais chez Jeff Noon le monde est fait de signes brouillés et disjoints qu’on ne pourra jamais déchiffrer tout à fait. Un corbeau vole le « nom nouveau. Un nom adapté » de Nyquist avant qu’il ait le temps de le lire, puis le déchiquette.
La voix si particulière de l’écrivain installe une ambiance d’étrangeté inoubliable et des émotions aussi profondes qu’un gouffre caché. On ressort bouleversé de cette histoire du père et du fils qui se cherchent et ne peuvent que s’effleurer parce qu’« il n’y a de vérité que dans les yeux du somnambule, que dans les choses qu’il croit toucher, tenir, rassembler, alors que ses mains sont vides ».