Faire avec l’autre

Ne vois-tu pas que je brûle ? est le deuxième roman de l’écrivaine israélienne Michal Ben-Naftali traduit en français, après L’énigme Elsa Weiss dont le titre original signifie L’enseignante. Écrits l’un et l’autre avant les attaques du 7 octobre 2023, ces romans ont une intrigue proche, avec des différences d’accent, comme une matière retravaillée : une narratrice souhaite restituer la vie intérieure d’une femme plus âgée qu’elle, désormais décédée.

Michal Ben-Naftali | Ne vois-tu pas que je brûle ?. Trad. de l’hébreu par Rosie Pinhas-Delpuech. Actes Sud, coll. « Lettres hébraïques », 144 p., 18,50 €

Cette femme s’attache plutôt à déplier l’excès d’une transmission oblique, intime, qui l’a formée, mais aussi ouverte à une forme de douleur. C’est depuis leur énergie de transmission, telle que l’a perçue la narratrice, que les personnages, très marquants, sont construits. Ce sont donc aussi, dans les limites du vraisemblable, des personnages déduits et fantasmés – à la fois fictifs et très ancrés. L’énigme Elsa Weiss s’appuie par ailleurs sur l’affaire Kastner, épisode important de la construction mémorielle d’Israël, tandis que Ne vois-tu pas que je brûle ? se fait la caisse de résonance d’une culpabilité diffuse.

La narratrice de L’énigme d’Elsa Weiss vit dans les années 2010 et elle est âgée d’une cinquantaine d’années. Soit à peu près l’âge qu’avait sa professeure d’anglais, Elsa Weiss, quand elle s’est suicidée, trente ans plus tôt. Rattrapée par sa mémoire, l’ancienne élève essaie de restituer ce qu’a pu être la vie de son enseignante. Elle invente le personnage d’Elsa Weiss en déployant ce que ses souvenirs ont de plus intuitif et fantasmagorique, en les rapprochant du climat politique des années 1950 puis 1980 et en les coulant dans les possibles de l’histoire. Il ne s’agit donc pas de mener une enquête, mais plutôt, par une écriture à la fois très simple et très sensitive, de capter, et Michal Ben-Naftali y excelle, des sortes de résonances intergénérationnelles. Le personnage d’Elsa Weiss gagne en complexité, en intimité, tout en restant très lointain, comme isolé sur un socle à la fois monumental et dérisoire. Elsa Weiss, mais aussi Olga dans le roman suivant, semblent alors des personnages étirés par leur nuit propre, ou par ce que leur a fait l’histoire, connue ou suggérée, un peu comme des statuettes de Giacometti.

Le roman narre dans l’ordre chronologique la vie d’Elsa Weiss. Juive hongroise, d’enfance heureuse, elle connait, jeune femme, quelques moments de dépression au retour d’un voyage à Paris. Confrontée à l’arrivée du nazisme en Hongrie, elle parvient à fuir grâce au « train Kastner » (nous allons y revenir), dont sont décrits l’arrêt à Bergen-Belsen puis l’arrivée en Suisse. En Israël, où elle rejoint son frère, elle tente tant bien que mal de s’intégrer. C’est alors qu’éclate l’affaire Rudolf Kastner. Cet avocat juif hongrois avait négocié en 1944 avec Eichmann pour pouvoir sauver 1 600 juifs. Il avait payé chaque vie en espèces sonnantes et trébuchantes et en promesses réitérées. L’avocat avait par ailleurs, en échange, renoncé à mobiliser les Juifs hongrois contre le sort qui allait, en trois mois, engloutir 400 000 vies. Il n’avait pas aidé les trois parachutistes juifs volontaires de Palestine envoyés par les Britanniques pour organiser la résistance au nazisme : il leur aurait demandé de ne pas compromettre le projet du train. En Israël, il fut accusé en 1954, par un survivant dont toute la famille avait été déportée, d’avoir collaboré avec les nazis pour sauver une part infime de juifs et d’avoir « choisi » celles et ceux qui lui semblaient pouvoir d’une façon ou d’une autre rejoindre le projet sioniste. Il intenta un procès en diffamation qui se retourna contre lui. On le traita de collaborateur, de nazi et d’avoir « vendu son âme au diable ». Il fut assassiné en 1957 et réhabilité l’année suivante. 

Michal Ben Naftali, L'enigme Elsa Weiss, Ne vois tu pas que je brûle ?
Le rabbin Joel Teitelbaum (s’inclinant) saluant le roi Carol II de Roumanie (dos à la caméra) lors de sa visite à Satu Mare en 1936 © CC0/WikiCommons

En cherchant à restituer le point de vue d’une personne qui fut sauvée par ce train, Michal Ben-Nafatali met en exergue la culpabilité d’une survivante, bien sûr, mais aussi la complexité de la société israélienne naissante. Elle met aussi en exergue la fabrication d’une opposition entre deux figures : celle du héros qui se bat jusqu’au bout et celle du négociateur suspecté de monnayer des vies. Le livre ayant été écrit dans les années 2010, il interroge, de façon critique, la place de l’héroïsme dans les « pédagogies de la mémoire » – auxquelles Elsa Weiss ne croit pas et qui, dans les années 1980, l’opposeront au directeur du lycée où elle enseigne.

Ébranlée par la mort de Kastner, Elsa Weiss se retire de toute forme de vie amicale et affective. Elle renoue avec une tendance dépressive qu’elle avait connue jeune femme mais qui prend désormais une ampleur démesurée, comme une soudaine efflorescence aussitôt cristallisée. Elle se voue à la solitude comme à une sorte d’œuvre négative, passionnelle, toujours recommencée, traversée, qui plus est, d’épisode de culpabilité paranoïaque. Sa déshérence n’est pas seulement subie, elle est aussi, de façon curieuse, agie. Elle assure, dans sa vie, comme une continuité.

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Demeure son travail d’enseignante et son lien aux élèves. Sa distance, ses colères, son investissement dans le travail les terrorisent et les troublent, mais en même temps, relève la narratrice, ils l’apprécient. Les pages sur l’ambiance du lycée, les rumeurs, la façon dont la narratrice fait résonner la posture distante et dite professionnelle de l’enseignante, avec son retrait de la vie sociale, sont remarquables . Remarquables aussi la façon dont elle déplie tout ce que cette figure d’enseignante transmet, non pas en dépit, mais grâce à sa distance, et à ce que celle-ci entraine de désorientation affective.

Ne vois-tu pas que je brûle ? propose un dispositif proche mais aux résonances différentes et sans doute plus entremêlées. L’écriture très singulière dans la tension qu’elle opère entre suggestion et exactitude, très neutre aussi à sa manière, laisse beaucoup de place aux descriptions d’agencement d’espace. Elle oblige la lecture à une forme d’attention inquiète, comme s’il l’on se mettait aux aguets sans trop savoir à quel sujet. Il arrive, disons-le, qu’on perde le fil des réflexions de la narratrice, qu’on ne s’approprie pas ses ambivalences, qu’on souhaite mettre un peu d’eau dans son vin. Néanmoins, on entend dans cette langue le tic-tac d’un drame, qui, sans qu’on sache tout à fait comment, nous pousse à lire avec l’idée que chaque ligne de lecture court sur une faille.

Michal Ben Naftali, L'enigme Elsa Weiss, Ne vois tu pas que je brûle ?
Michal Ben-Naftali (2023) © D.R.

L’intrigue tient en peu de mots. La narratrice, Ana, replonge dans ses souvenirs. Étudiante, elle s’est liée de façon d’abord lointaine avec Olga, personnage dit marginal, auditrice libre à l’université, de trente ans son ainée. Or Olga s’avère (coïncidence !) être aussi la propriétaire du petit appartement dans lequel vivent Ana et son compagnon. Olga, qui perd la vue, engage Ana pour lui faire la lecture à voix haute. Cette dernière accepte malgré les réticences de son ami. Une amitié puis un amour se nouent entre Ana et Olga, avant qu’Ana, se sentant trop happée et sous emprise, ne décide de rompre (aidée par son petit ami). Olga meurt quelques jours plus tard brûlée vive dans un incendie d’origine vraisemblablement accidentelle qui a ravagé l’hôtel où elle séjournait.

Le rapport à l’histoire n’est plus centré sur la Shoah ; il fait émerger, de façon très diffuse, très allusive, la violence de la colonisation, notamment par le personnage d’Olga qui vit très mal d’avoir été, enfant puis adulte, le témoin de la domination et des abus opérés par sa mère à l’égard d’une très jeune bonne arabe et chrétienne. Ailleurs, on retrouve Olga à une manifestation sous la pluie, et l’on peut penser qu’il s’agit d’une manifestation de soutien aux Palestiniens, mais rien n’est explicitement dit. Ailleurs encore, Olga soutient la narratrice dans son désir d’écrire, en guise de mémoire d’histoire, le monologue fictif d’une sorcière la veille du jour où elle sera brûlée vive (tout comme Olga le sera : coïncidence !). Ce sera un échec universitaire cuisant, Du point de vue romanesque, cependant, l’écriture de ce mémoire fait écho à la façon dont la narratrice comprend son histoire avec Olga. Elle voit en Olga l’incarnation d’une « sorcière intérieure » : l’incarnation d’une voix intérieure, féminine et vieille, héritée des générations antérieures, qui lui dit d’être libre, de prendre toute sa place dans l’espace social mais qui, du même élan, la place sous son influence et ne cesse de réclamer son affection et sa loyauté.

L’un des aspects les plus remarquables de ce second roman tient sans doute à la façon dont la relation amoureuse se met en place. Les gestes et attitudes qui rapprochent sont décrits, dans une forme de trivialité (faire la vaisselle, se tenir debout, tousser, tendre une photo, casser une bouteille de vin et la repayer), mais rien n’est dit des sentiments qui les causent. On chercherait en vain le moindre petit grain de romance sentimentale. Les corps sont là, dans quelques détails prosaïques ; ils apparaissent avec une évidence et une présence qui déroute. Ce parti pris d’une forme d’extériorité descriptive fait de la relation amoureuse une habitude prise ensemble et qui ne veut plus s’en aller. Il semble qu’entre Ana et Olga – du point de vue d’Ana – quelque chose de tiers se soit installé, qui attendait, en quelque sorte, son moment et qui veut désormais prendre toute la place – comme la dépression qui gagne Elsa Weiss semblait avoir attendu, elle aussi, son moment. C’est un éclairage très étrange sur la cristallisation amoureuse ou sur les liens entre l’amour et son absence.

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