#Balance ton Boccace ?

Quatre ans après le retentissant essai d’Hélène Merlin-Kajman (La littérature à l’heure de #MeToo, éditions Ithaque, 2020), La fiction face au viol poursuit une réflexion indispensable sur les relectures contemporaines des textes anciens : Ovide, Boccace et Shakespeare ne seraient-ils pas susceptibles de susciter les mêmes débats que « L’Oarystis » de Chénier (mis au programme de l’agrégation et dénoncé par des étudiantes en 2017) ? S’il s’agit bien ici de lire la littérature de l’Ancien Régime « à l’heure de #MeToo », la visée des trois autrices n’est nullement polémique : l’examen des mises en récit et des mises en scène du viol les conduit à proposer une nouvelle histoire littéraire, attentive aux enjeux éthiques et esthétiques de la fiction.

Véronique Lochert, Zoé Schweitzer et Enrica Zanin | La fiction face au viol . Hermann, coll. « Fictions pensantes », 210 p., 24 €

On sait que le Décaméron comprend dix journées, au cours desquelles chacun des dix jeunes gens réfugiés loin de Florence pestiférée est tenu de raconter une histoire pour divertir ses comparses. On sait moins que, parmi les cent récits ainsi récoltés, vingt et un évoquent une scène de viol. Faut-il pour autant balancer Boccace et tous ceux qui, avant ou après lui, ont fait du viol un « objet textuel », suffisamment éloigné de la réalité pour devenir « un objet factice qu’on peut regarder sans peine, et qui prête à rire » ou divertit un public de spectateurs voyeurs ? Assurément pas, répondent les autrices de La fiction face au viol, qui livrent dans cet ouvrage un remarquable « exercice de défamiliarisation », consistant à « écarter l’idée d’une étanchéité entre passés et présent pour bien plutôt repérer les échos, les convergences et les parallèles ». 

À l’orée du premier chapitre, Véronique Lochert met ainsi en garde contre la tentation de transformer la littérature des siècles anciens en « repoussoir » : revenant sur les récentes polémiques, la critique renvoie dos à dos les lecteurs féministes et leurs opposants, estimant que toutes et tous ont pour point commun de « mettre le passé en accusation », au lieu de l’envisager « dans sa complexité et sa variété ». En effet, là où les critiques de l’ère #MeToo estiment que « ce qu’on pouvait faire, écrire ou penser avant n’est plus possible aujourd’hui » et se détournent par conséquent de textes qui offensent la sensibilité contemporaine, leurs opposants dénoncent avec une égale virulence le caractère rétrograde d’une « position qui consiste à postuler une fonction sociale et un effet moral de la fiction ». Refusant un tel clivage, les autrices s’inscrivent dans une vague de travaux récents, qui s’emploient à proposer des relectures critiques des textes de l’Ancien Régime, passés au crible des préoccupations contemporaines : le désormais incontournable essai de Jennifer Tamas (Au NON des femmes. Libérer nos classiques du regard masculin, 2023) exhume ainsi un « matrimoine » caché dans la littérature du Grand Siècle, tandis que l’anthologie Libertés sexuelles au XVIIIe siècle (Franck Salaün, 2024) propose un itinéraire de lecture qui va de la « domination masculine » au « consentement mutuel ».

De même, les trois autrices ici réunies avancent dans les pages d’introduction que « considérer le viol au présent, en jetant aux oubliettes les conceptions antérieures parce que marquées par l’emprise du patriarcat et par la culture du viol, revient à ignorer que la représentation du viol évolue dans le temps et que les changements en cours aujourd’hui s’inscrivent dans une histoire de longue durée ». En s’employant à décrire ces évolutions, Véronique Lochert, Zoé Schweitzer et Enrica Zanin contribuent à un renouvellement bienvenu de l’histoire littéraire ; de fait, si, comme elles l’avancent à plusieurs reprises, le viol met à l’épreuve la littérature, l’étude de ses représentations constitue aussi un défi pour l’histoire littéraire, sommée de s’ouvrir à d’autres disciplines (notamment l’éthique, l’histoire de la sensibilité telle qu’elle est pratiquée par Alain Corbin ou Georges Vigarello, ou encore les trauma studies) et de renoncer à la tentation d’un récit linéaire.

Véronique Lochert, Zoé Schweitzer et Enrica Zanin La fiction face au viol
« Térée et Philomène, Les Métamorphoses d’Ovidé », Jean Mathieu (1619) (Détail) © Gallica/BnF

Chacun des trois chapitres du volume concilie donc l’étude détaillée d’un cas littéraire avec une mise en perspective historique parfois vertigineuse : Véronique Lochert examine « les correspondances qui apparaissent entre les fictions contemporaines et les œuvres de la première modernité » (de la she-tragedy du XVIIe et du XVIIIe siècle britannique à la final girl du cinéma d’horreur) ; Enrica Zanin étudie l’évolution de la représentation du viol des nouvelles du Décaméron aux romans de Richardson, montrant comment des scènes initialement crues et comiques perdent en détails explicites et tournent au drame ; Zoé Schweitzer examine enfin les réécritures théâtrales du viol de Philomèle par Térée, décrit dans les Métamorphoses d’Ovide, puis transposé sur scène à de multiples reprises, de Shakespeare à Timberlake Wertenbaker en passant par Renou et Le Mierre. La quête « de la bonne distance à établir avec ces textes qui sont à la fois proches et lointains » passe donc par le maintien d’un double regard que Julien Gracq, parlant des écrivains, assimilait à celui des « myopes » et des « presbytes ». Il n’en demeure pas moins qu’un sujet comme le viol, parce qu’il « appelle le développement d’une politique et d’une éthique de la fiction », ne saurait à l’heure actuelle s’accommoder d’aucun trouble de la vision et, a fortiori, d’aucune œillère esthétique : à plusieurs reprises, les autrices mettent en garde contre le risque d’une légitimation ou d’une euphémisation de la violence, que la mise en récit – et plus encore la mise en scène théâtrale – peut contribuer à banaliser. 

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L’un des apports les plus remarquables de l’essai consiste à ce titre dans la place réservée à la notion de « fiction » et même, conformément au titre de la collection, de « fiction pensante ». Alors qu’une partie de la littérature contemporaine valorise le témoignage et l’enquête, le détour par la littérature des siècles anciens permet en effet d’avancer l’idée d’une légitimité et même d’un « bénéfice de la fiction », y compris dans ses manifestations les plus farcesques (ainsi du viol déguisé en beffa dans Le Décaméron) ou les plus fantastiques (songeons ici aux métamorphoses de Philomèle, Procné et Térée, transformés en oiseaux). Sans nier les dangers qu’elle induit lorsqu’elle brouille la frontière entre le vrai et le faux sur des sujets aussi sensibles, les autrices entendent « prendre le parti de la fiction pour montrer qu’il n’est pas incompatible avec celui des femmes ». L’approche toujours subtile et nuancée qu’elles adoptent emporte l’adhésion du lecteur, précisément parce qu’elle renonce au confort de la simplification ou d’une réécriture opportune.

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La confrontation de ces préjugés récurrents à des cas empruntés aux textes de Boccace, de Chaucer ou de Marguerite de Navarre permet de montrer avec finesse que les nouvelles « ne dénoncent pas les préjugés de leur temps, mais les détournent pour mettre en valeur la résilience des femmes ».

Si l’introduction prête à la fiction la capacité de « devancer son temps et de donner à voir ce qui demeure invisible aux yeux des contemporains », les analyses se gardent d’idéaliser l’éventuelle portée subversive des textes étudiés : les autrices rappellent ainsi à plusieurs reprises que Montaigne lui-même corrobora l’opinion répandue selon laquelle une femme jouit même quand elle est forcée. Occupant le cœur de l’ouvrage, le chapitre signé par Enrica Zanin dresse la liste des idées reçues qui prévalaient à l’époque moderne sur la sexualité : « Sans violence, pas de viol », « la nuit, tous les chats sont gris » (ce qui autorise la multiplication des substitutions nocturnes connues en anglais sous le nom de bed trick), « femme qui cède consent », « duper n’est pas violer », « est-ce que la femme aime ça ? », etc. La confrontation de ces préjugés récurrents à des cas empruntés aux textes de Boccace, de Chaucer ou de Marguerite de Navarre permet de montrer avec finesse que les nouvelles « ne dénoncent pas les préjugés de leur temps, mais les détournent pour mettre en valeur la résilience des femmes ». De même, l’étude des représentations tragiques du viol de Philomèle amène Zoé Schweitzer à avancer l’hypothèse d’un « savoir anthropologique de la fiction », véhiculé de façon privilégiée par les « fictions des extrêmes » qui jaillissent de la nécessité de figurer un « fait inconcevable », obscène et irreprésentable. Selon les autrices, « le viol pousse la fiction dans ses retranchements », exacerbant ses potentialités en même temps qu’il la force à interroger ses limites éthiques et esthétiques : sur la scène plus qu’ailleurs, il remet en cause la position du lecteur/spectateur, devenu voyeur plus ou moins passif, mais aussi celle de l’auteur que les théâtrophobes anglais du XVIe siècle assimilent au violeur lorsqu’ils reprochent à la fiction de « prendre possession malgré eux des corps et des esprits », comme le rappelle Véronique Lochert. 

Tout en faisant crédit à la littérature qui aurait su, au cours des siècles, répondre à un défi toujours renouvelé à mesure qu’évoluaient les mœurs, l’essai ne lui prête pas de pouvoirs miraculeux : la fiction « face au viol » ne répare pas les femmes, ni le monde (pour paraphraser le titre d’Alexandre Gefen, Réparer le monde. La littérature française face au XXIe siècle, 2017). Tout au plus peut-elle proposer « une autre forme de justice, poétique, qui entre en relation et en résonance avec la justice positive, mais propose d’autres formes de rétribution », « retisser des liens d’humanité par le récit des nouvelles et l’empathie du public » ou « promouvoir moins une consolation individuelle qu’une restauration éthique, moins un lien de sororité qu’un effort collectif ». Écrit à trois voix, et nourri par un colloque international organisé en octobre 2023, le présent essai se révèle à ce titre exemplaire.