Dans son roman Mykonos, l’écrivaine québécoise Olga Duhamel-Noyer raconte le séjour d’un groupe de jeunes hommes dans ce territoire grimé, au plus haut de l’été. On ne sait pas d’où ils viennent, sinon de l’Europe occidentale. Ils recherchent les plaisirs locaux sous leurs formes les plus homologuées : fêtes à DJ, virées en quad, transats quadrillant les plages, climatisation… de la Grèce, ils verront ce que les habitants ont décidé de leur laisser voir.
Pour les lettrés, voyager en Grèce a longtemps représenté un retour aux sources culturelles européennes. Mais dès le XIXe siècle, ce périple à la recherche des origines antiques se heurtait aux réalités locales, si différentes des projections esthétiques, philosophiques, ou littéraires. Les boulangers ne parlent pas la langue de Xénophon et, derrière les colonnes de marbre, on aperçoit des antennes paraboliques. La quotidienneté autochtone pouvait décevoir des visiteurs prompts à fantasmer une patrie qui était pour eux avant tout spirituelle. L’abandon des humanités classiques dans les formations éducatives a peu à peu fait disparaître ce type de voyageurs.
Aux rêveurs d’antiquités ont succédé les plagistes. En accord avec cette tendance de plus en plus prononcée, le gouvernement grec encourage le développement de l’industrie touristique sous sa forme balnéaire. Cette stratégie fait de la Grèce, selon les mots de l’écrivain Sotiris Dimitriou, une « coffee republic » : un pays de serveurs. Tout entier arrimé à cette économie, le pays change intégralement de visage pendant la saison estivale, faisant alors l’objet d’une métamorphose qui, à certains égards, le rend méconnaissable. Le sable se couvre de chaises longues, les façades d’immeubles disparaissent sous les « souvenirs » et la population sous les tabliers d’aubergistes : la Grèce se camoufle sous un masque. Comme toute industrie, celle du tourisme suppose des normes, une conformité à des attentes. Le séjour des personnages de Mykonos, produit consommable, ressemble à certains égards à une visite dans un village Potemkine. Ils évoluent dans un circuit balisé où ils peuvent se contempler dans les spectacles prévus de leurs loisirs.
L’autrice pourrait en rester à cette description de la relation si particulière qu’entretiennent les humains du XXIe siècle aux voyages. Au lieu de les juger, elle introduit dans ce groupe d’amis le personnage de Pavel. À la fois comme eux et un peu décalé, il cherche dès le début à aller de l’autre côté du miroir. Sa curiosité à la fois candide et tous azimuts le distingue du conformisme de ses compagnons. Il nage loin la nuit, rencontre de jeunes marins, des ouvriers, semble se lier presque d’amitié avec un serveur, se rend compte que les rochers se laissent regarder avec intérêt. La narration alterne entre des passages consacrés à la normalité touristique et des trouées dans son ciel vitrifié. Ce mouvement donne au roman un léger tangage, une oscillation qui trouble les contours de chaque chose en jetant un doute : dans cette scène, le masque est-il mis, ou pas ? Ces personnages d’aubergistes sont-ils sympathiques, authentiquement hospitaliers, ou en train de réaliser une opération commerciale ? Cet effet est redoublé par la stylisation d’un phrasé sec, très ramassé syntaxiquement, un peu tendu, à l’image de la situation de ces touristes qui ne sont jamais que des dominants confrontés à une population obligée de leur complaire.
Les petites sorties de route de Pavel le conduisent à rencontrer des gens qui, d’une manière ou d’une autre, vont tomber le masque, se révéler actifs et volontaires, rompant le cadre des échanges admis. Ces personnages d’autochtones sortent de leurs rôles professionnels et vont exprimer à l’endroit de Pavel un désir, homosexuel en l’occurrence. Le pays, si enseveli sous les apparences, se révèle soudainement. La vérité d’un lieu apparaît ainsi sous la forme de l’érotisme. Barthes écrivait que l’on ne connaissait pas un pays avant d’en avoir vu le sexe. Ici, les personnages de touristes se refusent à considérer ce désir, comme si, justement, c’était le pays qu’ils niaient. Olga Duhamel-Noyer représente des voyageurs qui ne veulent pas voir le pays qu’ils visitent.
Ces rencontres avortées manifestent la rupture du contrat tacite entre serveurs et servis et aboutissent, de manière assez logique, à une punition – point d’orgue qui donne à l’ensemble son ampleur tragique. Quand le dominé sort de son rôle, le dominant lui inflige une correction, le faisant passer par une phase de réajustement. Ce terme peut s’entendre de la manière dont la Commission européenne, pendant la crise grecque, parlait de « réajustements structurels » pour dire châtiment socio-économique. Mykonos raconte un retour à l’ordre, hétéro-patriarcal au premier chef, mais pas uniquement. On peut aussi y voir une méditation plus générale sur l’impossibilité relative des voyages aujourd’hui et sur la difficulté de s’extraire des situations de colonialité larvée : ce texte prenant a plus à voir avec Route des Indes d’E.M. Forster qu’avec L’été grec de Lacarrière.