Un certain art de la fuite

Dans un court récit au charme aussi enveloppant qu’indéfinissable, Éric Marty démontre les vertus de la photographie, cette image que l’on prétend fixe.

Éric Marty  | L’amnésie des derniers jours . Récit d’après des photographies de Jean-Jacques Gonzales. Manucius, 98 p., 20 €

Dans une chambre d’une maison isolée, aux environs de Rome, un homme se souvient, ou plutôt tente de se souvenir de ce qui lui est arrivé, un accident d’automobile avec une (sa ?) femme à ses côtés. L’homme s’appelle Paul Roissy, il vit à Genève, il est acteur pour le théâtre. Il a, temporairement, perdu la mémoire des jours précédents et, accessoirement si l’on peut dire, la vue. C’est ainsi qu’il se trouve alité et soigné par une autre femme, Marta, qui fait et défait un bandeau sur ses yeux, en prononçant quelques paroles en italien, certes un peu moins douces que la pomata dont elle enduit le tissu. 

Le récit des jours qui précèdent et suivent l’accident serait presque banal si le narrateur n’était entrainé, à son insu, dans une (en)quête de vérité qui prend la tournure d’un rêve – à peine – éveillé, que seuls quelques maigres indices permettent, sinon de dissiper, du moins de ne pas transformer en trou noir. Se mettent alors en place des scénarios consciencieusement échafaudés, des « réalités parallèles », comme ce moment « où l’auto a quitté la route » : « On nous avait jetés dans une mer en furie, et nous étions violemment ballotés de gauche à droite tout en nous enfonçant rapidement dans une sorte de gouffre liquide et oppressant qui ne cessait de nous aspirer vers le fond ».  

Ce n’est pas exactement le même sentiment de perdition qui saisit le lecteur, mais plutôt de flottement, comme s’il assistait, non pas à la résolution d’une énigme ou à l’éclaircissement d’un mystère, mais à son exposition, ou à son simple éclairage. Pourquoi les deux jeunes gens ont-ils quitté la Suisse pour Rome ? Se sont-ils disputés ? À quel sujet ? Au sujet d’une autre femme, plus jeune ? D’un sentiment de jalousie transféré à l’endroit du metteur en scène, Klaus Wozsniak, pour lequel Paul Roissy joue ? 

Éric Marty, L’Amnésie des derniers jours
© Jean-Jacques Gonzales

Sans doute ce flottement trouve-t-il sa source dans la « présence » d’images, des photographies de Jean-Jacques Gonzales, toutes de noir et blanc vêtues, et qui viennent ponctuer le récit de Marty. Au vrai, et pour être précis, les images rythment moins le texte qu’elles ne constituent des sortes de balises, aussi nécessaires que fragiles, intervalles, interstices où le narrateur vient se ressourcer et se perdre (perdre de vue, perdre la vue…), trame singulière à partir de laquelle il tisse sa toile à lui, faite de fils visibles et invisibles, tendus tout autour d’un objet ou d’un sujet qui apparaît-disparaît : « À quoi comparer ce que je voyais ? À quelqu’un qui fuit, qui va disparaître, mais dont l’image persiste dans votre souvenir. »

Tous les mercredis, notre newsletter vous informe de l’actualité en littérature, en arts et en sciences humaines.

La langue italienne, qui fait irruption à plusieurs endroits du texte, vient encore renforcer cette impression. Elle finit même par transformer le récit en une sorte de récitatif, de mélopée à deux, où ce l’on croit percevoir importe plus que ce que l’on comprend : « par-delà la déformation de son accent, il me semble qu’il s’agit de phrases ou de mots inventés, bredouillés par cette femme qui n’a sans doute pas l’habitude de faire la conversation ».

C’est justement l’italien qui donne une des clefs de ce livre aux multiples serrures, quand se trouve innocemment (?) prononcé un morceau de phrase, « quelque chose comme identificazione di una donna ». Si le narrateur, aussitôt les mots entendus, bascule dans le sommeil, il n’en est pas de même du lecteur qui, lui, croit bien reconnaître le titre d’un film d’Antonioni… Hasard et/ou méprise intertextuelle ? Il ne fait pourtant guère de doute que le caillou Antonioni posé sur le chemin du récit est tout sauf fortuit. Nous voilà désormais replongés dans ces histoires d’amour sans fin (l’amour et l’histoire…), cet inimitable art de désigner un thème sans pour autant le montrer, qui fait la force et la beauté du cinéma d’Antonioni.

Roland Barthes (dont Éric Marty fut l’ami, puis l’éditeur) « voyait » d’ailleurs dans le geste d’Antonioni une manière de distinguer le sens d’une chose de la vérité, et ainsi de laisser « la route du sens ouverte, et comme indécise », « ébranlant par là les fixités psychologiques du réalisme ». Belle leçon que met à profit l’auteur de ce récit, façon de sonder l’intensité d’une histoire d’amour, ou de désamour, « la zone seconde des affects » (toujours Barthes) sans jamais l’épuiser. Ainsi commence et se continue L’amnésie des derniers jours : « Ce que je voudrais décrire, personne d’autre que moi ne peut le voir. »