Avec Ton frère, Minh Tran Huy enrichit d’un nouveau titre la belle collection « Les affranchis » des éditions Nil/Robert Laffont, fondée autour de cette demande faite aux autrices et auteurs : « Écrivez la lettre que vous n’avez jamais écrite. » Reprenant et prolongeant la matière de son précédent livre, Un enfant sans histoire (Actes Sud, 2022), qui portait sur son fils Paul, atteint d’un autisme sévère, l’écrivaine s’adresse ici à Serge, le jeune frère de Paul.
Comment raconter l’histoire d’un enfant qui, ne parlant pas, demeure un infans ? Comment raconter la très lente évolution d’un être dont la trajectoire n’entre dans pas « les moules narratifs préexistants » ? En un mot, « comment raconter Paul ? ». Telles sont quelques-unes des questions que se posait Minh Tran Huy dans le dernier chapitre d’Un enfant sans histoire, où elle disait refuser à la fois d’écrire un « simple témoignage de parent » sans vocation littéraire, de tomber dans la facilité du journal intime, de « fuir les faits » par « le détour du conte » ou encore de s’exposer au « pathos sirupeux » qui risquait d’aller de pair avec « une lettre ou adresse au fils qui ne parlerait jamais ». Ne restait, expliquait-elle alors, qu’une solution pour concevoir une forme assez juste pour écrire l’histoire de Paul, ou plutôt « sa difficulté à en avoir une » : « Je vais user en contrepoint du parcours de quelqu’un qui bien que souffrant des mêmes troubles incarnera l’inverse, quelqu’un qui a accédé au langage et dont la voix a porté. » Forte de ce principe, Minh Tran Huy confrontait dans l’ouvrage deux récits, faisant alterner des chapitres consacrés à son fils et des chapitres consacrés à la célèbre universitaire américaine Temple Grandin.
C’est sur un même principe de contrepoint, mais renouvelé, déplacé et élargi (car il engage non la structure mais la logique même du livre), que repose Ton frère : il s’agit cette fois-ci de faire dialoguer la figure de Paul avec celle de Serge (dont l’arrivée dans la famille marquait peu ou prou l’aboutissement d’Un enfant sans histoire). Alors que « Paul, à dix ans, a les compétences et l’âge mental d’un enfant de dix-huit mois », Serge, du haut de ses deux ans et demi, pratique toutes les activités habituelles chez un individu neurotypique de son âge, et c’est en écrivant à Serge que Minh Tran Huy entreprend désormais d’écrire Paul. Mais dans Ton frère, bien sûr, Serge est bien davantage qu’un moyen permettant d’accéder à l’infans, il est une fin en soi ou, plus exactement et comme l’indique ouvertement ce déterminant possessif à la deuxième personne qui s’affiche dès le titre, il est le destinataire premier de cette longue et bouleversante lettre d’amour.
Entre blâme et éloge, contre-modèles et modèles, c’est dès lors notre propre comportement, nos propres certitudes ou lâchetés que « Ton frère» nous invite à interroger.
Car c’est d’amour, d’abord, qu’il est question ici. Amour pour Paul, l’objet du discours, amour pour Serge, son allocutaire. Et même si l’adresse à Serge, compte tenu de son âge, demeure vouée à une réception différée, ce sont bel et bien les fragments d’un discours amoureux qui se lisent dans Ton frère, et notamment dans les passages où se fait jour une grande attention portée aux petits riens (et c’est là qu’est l’amour selon Barthes : « je n’ai rien à te dire, sinon que ce rien, c’est à toi que je le dis ») : « tu veux t’emparer de la trousse à outils de ton père, de l’aspirateur, des brosses et des balais de la femme de ménage, de mes livres que tu empiles comme des briques pour bâtir tours, escaliers, cabanes où des foulards figurent des drapeaux aux fenêtres, où tu transportes mini-poêle, mini-saladier, mini-assiettes, mini-fourchettes, mini-couteaux, mini-cuillères, en assurant pouvoir préparer des crêpes ». Mais, justement, ces petits riens n’en sont pas pour des parents qui, jusqu’alors, n’ont vécu que dans « le pays du handicap, du hors-normes », et c’est ce qui confère à ce type d’énumérations, assez nombreuses dans l’ouvrage, toute leur puissance émotionnelle sur les lecteurs que nous sommes, destinataires seconds de Ton frère : s’y devinent tout à la fois un émerveillement toujours recommencé, une grande douleur et une grande joie, dont quelque chose nous est transmis.
Mais si Ton frère s’offre à nous comme un véritable concentré d’émotions, on aurait tort de réduire l’œuvre à cette seule dimension. Passé le premier tiers de la lettre, Minh Tran Huy (nous) raconte en effet un conte vietnamien (reprise de son livre pour enfants, Comment la mer devint salée, Actes Sud junior, 2011) dont l’interprétation marque une véritable inflexion dans le discours. Interrogeant ce conte sous l’angle de la punition et de l’injustice, elle jette les bases d’une réflexion critique sur la notion de mérite puis, rejetant comme mensongère l’idée de « méritocratie », fustige le « culte de la performance » (notamment dans le système scolaire français, qualifié de « machine à trier »), qu’elle associe, exemples familiaux à l’appui, au racisme et surtout à l’incapacité de se soucier réellement des personnes handicapées. Se faisant ainsi politique et polémique, la lettre d’amour se charge par endroits d’une ironie amère (« Et puis est-ce qu’ils valent vraiment la peine qu’on fasse tous ces efforts ? Franchement, ils n’avaient qu’à être comme les autres, ces gamins. Pareil pour les pauvres : ils n’avaient qu’à être riches. Ou les réfugiés : ils n’avaient qu’à rester dans leur pays »), pour devenir le lieu d’un réquisitoire dirigé à la fois contre la France, « internationalement réputée pour son retard catastrophique dans le domaine du handicap », et contre certains individus (un voisin, une cliente à la boulangerie, etc.) dont l’inhumanité à l’égard de Paul contraste avec la patience et la générosité d’une poignée de personnes qui, elles, ont su reconnaître un être de plein droit dans cet enfant « spécial, différent, exceptionnel, extra-ordinaire ».
Entre blâme et éloge, contre-modèles et modèles, c’est dès lors notre propre comportement, nos propres certitudes ou lâchetés que Ton frère nous invite à interroger, de sorte que ce déterminant possessif, s’il renvoie d’abord à Serge, ne manque pas de nous viser nous aussi, et c’est un peu la question de Dieu à Caïn que nous pose Minh Tran Huy : « Qu’as-tu fait de ton frère ? » Question divine, donc, injonction morale, mais aussi, et très profondément, démarche littéraire. Car, comme l’affirmait Sartre dans Qu’est-ce que la littérature ?, « la fonction de l’écrivain est de faire en sorte que nul ne puisse ignorer le monde et que nul ne s’en puisse dire innocent ». En dévoilant aux lecteurs la condition des autistes sévères, en faisant de Paul le « révélateur du monde dans lequel nous vivons », en nous mettant face à nos responsabilités et en appelant à une conversion du regard sur les laissés-pour-compte (« Polo est improductif, donc inutile, de même que les vieillards, les malades, les démunis. De même que les nuages et les étoiles, la musique, l’art, la beauté, la poésie »), Minh Tran Huy donne à l’écriture la valeur d’un acte. Elle nuance du même coup la conclusion désabusée par laquelle elle achevait Un enfant sans histoire : « J’ignore si cela a un sens que d’écrire un livre qu’il ne lira pas et qui ne le sauvera pas, puisque écrire ne sauve de rien, ne change pas le monde et ne permet pas, contrairement à ce que prétend la légende, d’accéder à l’immortalité. » S’il est vrai qu’écrire ne sauve pas, comme le rappelle aussi Neige Sinno, si l’immortalité n’est qu’une illusion, un livre comme Ton frère, en créant les conditions d’une prise de conscience accrue chez ses lecteurs, accomplit un premier pas vers un changement possible du monde.