Une histoire de la défiguration

Avec « Figures disparates », Paul Bernard-Nouraud présente le premier volume d’une monumentale Histoire de l’art d’après Auschwitz. On pourrait décrire sa démarche, d’une ampleur impressionnante et d’une érudition sans faille, comme celle d’une histoire de la défiguration humaine de la Renaissance à nos jours. Ce premier tome de la trilogie annoncée couvre la période de la Renaissance à l’entre-deux-guerre

Paul Bernard-Nouraud | Une histoire de l’art d’après Auschwitz. 1. Figures disparates. L’Atelier contemporain, 628 p., 30 €

Il y a évidemment quelque chose d’apparemment paradoxal à faire commencer cette histoire à la Renaissance, mais une lecture attentive du titre indique assez qu’Auschwitz n’est pas réductible à une date. Ce nom constitue une trouée de l’historicité qui oblige à une reconsidération de la méthode même de l’histoire de l’art. Le d’après Auschwitz n’est donc pas à entendre au simple sens chronologique. L’expression n’indique pas seulement la postériorité, elle suggère la nécessité d’une interprétation rétrospective, dans la mesure où un présent affecte et éclaire ce qui le précède tout en ouvrant un avenir. C’est rompre avec des réflexes qui grèvent la tradition de l’histoire de l’art : le causalisme (les œuvres sont le reflet direct et transparent d’un contexte historique qui les enferme dans leur temps) et le biographisme (la vie d’un artiste détermine l’évolution des formes de son œuvre selon des déterminations personnelles et psychologiques).

« Auschwitz » agit comme le révélateur d’une perturbation de tout chronologisme strict, ce dont Proust, dans sa réflexion sur le temps, avait déjà pressenti l’évidence. Bernard-Nouraud (par ailleurs membre du comité de rédaction d’En attendant Nadeau) cite ainsi opportunément un passage de La prisonnière qui peut faire office de mémento méthodologique pour toute histoire de l’art vraiment éclairée : « Il semble que les événements soient plus vastes que le moment où ils ont lieu et ne peuvent y tenir tout entiers. Certes, ils débordent sur l’avenir par la mémoire que nous en gardons, mais ils demandent une place aussi au temps qui les précède. » Prendre en compte ces distorsions et contrecoups temporels dont Walter Benjamin, inspiré entre autres par Proust, fut le premier avertisseur, c’est admettre que l’histoire de l’art est traversée par de nombreux anachronismes : des effets-retard, des anticipations fulgurantes, des rétrospections lumineuses. On en trouve de multiples vérifications dans le parcours d’une richesse vertigineuse que nous propose Bernard-Nouraud. Et s’il prend pour point de départ la Renaissance, c’est pour nous faire mesurer l’ampleur de ce qui de la figure humaine s’est, au sens premier, « abîmé » jusqu’au point de la disparition avec Auschwitz.

Dans son premier volume, Bernard-Nouraud identifie trois moments de la figuration, aux contours eux-mêmes mouvants, car on y relève aussi des rémanences, des avancées et des retours : celui des « figures discernables », celui des « figures disparates » et celui des « figures critiques ». Pour traiter de la défiguration, il faut d’abord considérer avec précision l’antidote que lui a opposé la Renaissance italienne et en saisir les enjeux. L’art occidental s’est attaché très tôt à préserver la figure humaine, menacée par les grandes peurs qu’ont constituées, bien avant Auschwitz, le mythe du déluge, le spectre de la peste (qui revient durablement en Europe à partir du quatorzième siècle) et les désastres de la guerre, aggravés par son perpétuel perfectionnement technique. La définition classique de l’art peut ainsi se lire comme un rempart contre la peur, rempart cependant miné par l’art lui-même comme on le verra plus loin. Il s’est d’abord agi de garantir en peinture la consistance de « figures discernables ». 

Paul Bernard-Nouraud, Une histoire de l'art après Auschwitz, L'atelier contemporain
Adam et Ève chassés du Paradis, Masaccio (1425) (détail) © CC0/WikiCommons

Bernard-Nouraud en trouve concentré le projet dans le De pictura d’Alberti (1435) : « Le « bâti » albertien comprend deux étapes au cours desquelles les corps vus se transforment en corps visibles : la délimitation des corps et leur mesure (circumscriptio), d’une part, leur assemblage (compositio) de l’autre, afin qu’ils forment ensemble une histoire (istoria). » La prédominance du contour et de la surface, le refoulement de la vision au profit du visible, la tension des figures vers l’intelligible, régiront l’idéal classique pour longtemps (Poussin en constitue un accomplissement) et bien au-delà de lui. Cela ne signifie pas pour autant que le coût moral d’une telle prétention n’ait pas été très tôt perçu. C’est ainsi que l’auteur déchiffre la célèbre gravure allégorique de Dürer, Melancholia I : « Melancholia I unit en effet deux figures demeurées séparées jusqu’à Dürer : celle de l’art de la géométrie (ars geometrica) et celle de l’homme mélancolique (homo melancholicus). L’homme peut, pour la première fois, mesurer la terre et rendre la terre à sa mesure ; cette puissance assumée de commensuration constitue à la fois le « don » de l’artiste et la fin de son art, son « savoir » et son « voir », et la source de sa mélancolie. »

La contestation de l’idéal albertien était aussi en germe depuis toujours dans le conflit constitutif de la peinture entre dessin (disegno) et couleur, déjà sensible dans l’écart entre peinture florentine et peinture vénitienne. Il éclate avec le Caravage, dont Poussin disait qu’il était venu « pour détruire la peinture ». Effectivement, comme le précise Bernard-Nouraud après Louis Marin, « c’est par l’usage qu’il fait des couleurs que sont le noir et blanc dans le clair-obscur que le Caravage nuit au bon discernement (autrement dit à la lisibilité) de l’histoire représentée […]. Comme on l’a suggéré, c’est à la puissance du tableau considéré comme une peau qu’il faut imputer ce « brouillage », et en premier lieu aux couleurs qu’il met en jeu plus qu’il ne les met en forme, produisant ce que Marin nomme un « effondrement » de la peinture dont le résultat n’est autre que la mise à nu de la peinture en tant que telle ; c’est-à-dire comme peau ». Malgré la distance entre peinture italienne, vouée au récit d’une fable, et peinture du Nord, encline à la description des choses, toutes deux sont astreintes à une même esthétique du discernement et susceptibles d’une analogue mise en question de cette esthétique : « comme le Caravage, dont il est l’un des continuateurs indirects, Rembrandt dérange véritablement l’ordre du discernement en s’attaquant lui aussi au contour par le moyen du coloris ». Si ni l’un ni l’autre n’ont véritablement « détruit la peinture », comme le redoutait Poussin, ils ont tous deux préludé à des atteintes plus graves à la figure humaine.

Le second volet du livre de Bernard-Nouraud est consacré à l’émergence des « figures disparates » (qui jouent une place centrale dans sa réflexion puisqu’elles donnent leur titre au volume tout entier). L’expression est empruntée à Goya qui a qualifié ainsi une série de ses gravures les plus noires réalisées entre 1815 et 1823. Il s’agit de scènes énigmatiques et cauchemardesques dont Bernard-Nouraud relève qu’elles portent atteinte non seulement à la figure humaine, devenue ici monstrueuse, mais plus gravement à l’ordre classique de la représentation : « Est disparate ce qui excède l’unité et en éparpillant le regard compromet le discernement du tableau. »  Ces « irruptions de violence dans la représentation » ne rompent pas totalement l’ordre du discernement mais mettent en question « la figurabilité des corps ». Là encore, on doit renoncer à toute chronologie stricte et admettre des distorsions temporelles. Goya se souvient de Jérôme Bosch tout en étant le contemporain des atrocités napoléoniennes en Espagne. Bernard-Nouraud relève en effet que cette guerre fut « l’une des premières guerres de guérilla et contre-guérilla moderne », rompant par là avec l’aura héroïque qui a trop souvent accompagné les conquêtes napoléoniennes. Cependant, là encore, une histoire de l’art strictement causaliste se trouverait en défaut. Il remarque que la violence chez Goya commence dès les Caprices (1797-1799) et ne peut être simplement expliquée par la cruauté de la guerre telle qu’elle se trouve représentée dans Les désastres (1810-1815). Elle se prolonge d’ailleurs au-delà, dans Les disparates.

Paul Bernard-Nouraud, Une histoire de l'art après Auschwitz, L'atelier contemporain
El tres de mayo de 1808 en Madrid, Francisco de Goya y Lucientes (1814) © CC0/WikiCommons

Avec beaucoup de perspicacité, Bernard-Nouraud relève chez Goya un motif qui traverse toute son œuvre tardive et peut passer pour un véritable pathosformeln du disparate affectant la figure humaine : « Ce geste est celui des bras levés, celui par lequel le corps s’expose, par lequel aussi il éclate sous le coup d’une émotion, sous l’effet d’une passion ; il est le geste inconvenant, celui qui ne doit pas être représenté ou plutôt qui ne peut l’être que dans la fixité éternelle du Christ en croix. » Or, il est frappant de constater qu’on retrouve ce geste du martyre et de l’épouvante aussi bien dans les Caprices que dans les Désastres de la guerre (il y apparaît une quinzaine de fois, notamment dans la figure du fusillé du 3 mai 1808), ou, un peu plus tard, dans les farandoles démentes des Disparates. Comme le note Bernard-Nouraud, les « disparates » demeurent encore dans l’ordre du discernable mais pointent déjà vers un ailleurs de l’art.

La troisième partie du livre couvre une période qu’on pourrait dire « moderniste », qui court de Manet à Guernica, et c’est assez dire l’ampleur du parcours. Pour en identifier la spécificité, Bernard-Nouraud a choisi l’expression de « figures critiques ». En un sens, il y a quelque chose de moins spectaculaire dans les atteintes à la figure humaine de cette époque que dans la précédente, parce que, davantage qu’à un écartèlement, on y assiste à un retrait et à une déconstruction. Dans le très riche parcours que propose Bernard-Nouraud au long de ce chapitre, je retiendrai deux moments particulièrement frappants. 

Le premier est l’analyse qu’il propose du tableau de Manet L’exécution de l’empereur Maximilien (1869), où il voit une forme de réplique au 3 mai 1808 de Goya. Des éléments de composition se retrouvent (disposition de la fusillade en plein air et petite foule de spectateurs qui se hisse pour voir). Mais la dé-héroïsation de la scène s’y trouve singulièrement aggravée. L’empereur Maximilien « demeure quant à lui impassible sous son sombrero ce qui lui donne l’air un peu benêt et lui fait comme une auréole, qui rappelle celle du Gilles de Watteau ». Avec ce tableau, Manet destitue la peinture d’histoire ou encore fait de la mort d’un empereur « un événement sans histoire ». Malraux et Bataille l’avaient énoncé à leur façon, le premier remarquant que L’exécution de Maximilien, « c’est le Trois mai de Goya, moins ce que tableau signifie » et le second, soulignant le caractère anti-narratif du tableau, écrivant que « ce que le tableau signifie n’est pas le texte, mais  l’effacement ». Bernard-Nouraud conclut de son côté que Manet « instaure entre les figures une équivalence picturale de fait, qui tend à les « dé-figurer », c’est-à-dire à leur faire perdre leur contenance de figure pour les reverser dans celle de la peinture ». 

La seconde avancée du modernisme sur la voie de la dé-figuration est étroitement liée à la Première Guerre mondiale et à la défaite de la représentation qu’elle inflige à la peinture. Certains, comme Fernand Léger, ont pu comprendre le cubisme comme une anticipation de l’éclatement des corps sous l’effet des bombes et proclamer qu’il n’y a « rien de plus cubiste qu’une guerre comme celle-là ». Ce mouvement trouve son acmé dans l’immédiat avant-guerre avec le Guernica de Picasso. Si pour Bernard-Nouraud l’œuvre « avoue son incommensurabilité face à la nouvelle histoire de la terreur qui vient de surgir », elle n’est cependant pas sans effets sur le spectateur. Et l’auteur les décrit avec une remarquable acuité : « Face à elle, chacun éprouve effectivement la sensation étrange d’apercevoir un lieu dont il est aussitôt expulsé. Et cela avec d’autant plus d’intensité que la dislocation du lieu est inextricablement liée à l’éclatement des corps. Le regard ne se pose pas sur Guernica, il en reçoit la projection comme un projectile qui blesse la vision, et par elle celle qu’il pouvait se faire de toutes les images d’avant qu’il a, en quelque façon, contaminées puisque le peintre les y a convoquées. » Ainsi se clôt ce premier volet de l’histoire de la peinture, conduite jusqu’à ce point ultime où, tout en malmenant jusqu’à l’extrême l’esthétique du « discernement », elle ne se résout pas encore à l’abolir complètement. 

Ce premier tome devrait être suivi de deux autres, Figures disparues, consacré à l’immédiat après-Auschwitz, et Configurations, qui traitera de la dissolution des « figures disparues » dans l’art contemporain. Il y aura donc une suite à cette histoire : un littéral D’Après Auschwitz, où la disparition de la figure humaine sera actée dans son invisibilisation. On sait gré à l’auteur d’avoir entrepris ce gigantesque travail de relecture de la peinture occidentale depuis la Renaissance, qui apparaît désormais indispensable à une compréhension du sens de l’art contemporain.