Une certaine pauvreté en milieu rural sait se faire discrète. Dispersée, sans crier gare, au milieu de champs et de forêts, non loin de petites villes périurbaines, quelques campings donnent priorité à ceux qui disposent d’une caravane, d’un mobile home, pour s’y installer à l’année. Le sociologue Gaspard Lion a observé cinq d’entre eux en région parisienne. Simultanément, dans un milieu au contraire très urbain, le politiste Victor Collet fait le bilan de l’insalubrité de Marseille, des effondrements d’immeubles et autres marchands de sommeil.
Pendant près de cinq ans, Gaspard Lion a enquêté auprès de celles et ceux qui vivent en camping, non loin de Paris, en prenant le temps nécessaire pour créer suffisamment de confiance pour mieux partager des moments, des repas, des visites, et des récits bien sûr. Avec beaucoup de délicatesse et d’habileté, l’auteur nous permet d’entrer dans les lieux. Mais qu’est-ce qu’ils ont à vivre en camping ? D’où viennent-ils et que font-ils ? Spontanément, on s’interroge. On se doute qu’il n’y a aucune homogénéité dans les parcours résidentiels ni dans les biographies professionnelles et familiales. Mais comment entrer dans la place ? Tact et flair sont de mise pour s’approcher ; dès lors, la question se pose : pourquoi ne pas vivre soi-même en camping ? Gaspard Lion se décide à louer une caravane trois ans durant, pour partager les lieux, les événements locaux si l’on peut parler ainsi, prendre part aux réseaux de sympathie tout en se gardant de ne pas franchir les lignes de respectabilité. Par cette remarquable enquête, tout un univers vient à nous, à commencer par les métiers exercés par les occupants.
Ancien gardien d’immeuble, employée de commerce, chef de rayon d’un magasin bio, électricien sur des chantiers, fromager sur un marché, cadre technique, formateur en cuisine, ancienne préparatrice de commandes, peintre en bâtiment, ancien chauffeur de car, déménageuse en contrat aidé, vendeurs de fleurs, pensionné en invalidité, ils ont tous tenté leur chance, qui dans la propriété privée, qui sur une liste d’attente des HLM, qui sur une location à prix modeste… Sans y parvenir. La flambée des prix aidant, les bas salaires, les droits sociaux en léger recul, se réfugier dans une caravane ou un mobile home devient une option. En catimini, modestement, parfois pour éviter la rue, avec quelques effets personnels et un véhicule, ils franchissent l’entrée de ces petits villages de tôles et de verdure à une ou deux heures de Paris.
Avec cette enquête de longue haleine, de riches entretiens et de généreuses observations, nous découvrons ces formes d’habitats auto-construits – caravanes, mobile homes, camions aménagés, cabanes, baraques de chantier –, soit plus de 100 000 personnes dans les campings à l’année en France (malgré l’interdiction d’en user comme résidence permanente). Mais qu’importe ! Prendre en main son logis – si modeste soit-il –, aménager ses abords, bricoler un petit hangar, se lier avec ce nouveau voisinage, c’est éprouver une certaine satisfaction résidentielle malgré des conditions sommaires et un sentiment diffus de déclassement.
On découvre ainsi avec étonnement toute une densité relationnelle inhabituelle en camping. Les habitants permanents se mêlent avec familiarité aux événements des voisins dont ils partagent un destin proche. Ensemble, c’est qu’on l’aime bien, « notre terrain ». C’est qu’on y arrange un appentis, ordonne des allées, trame des parterres de fleurs, parfois un abri pour les animaux, une cabane de pêcheur. Non loin de là, un lac : le moulinet, lenteur du lancer, un temps l’esprit libre. On bricole, on jardine, on cultive sur les terrains attenants, une manière de joindre l’utile à l’agréable. C’est là que les traits biographiques se rassemblent : celles et ceux qui ont vécu antérieurement en milieu rural se retrouvent « à l’aise » dans ces tâches pleines de petits plaisirs.
Certains profitent pour récupérer des matériaux sur place, sur des chantiers, dans des déchetteries ou aux encombrants. « Moi j’ai tout construit ! Bout par bout. Progressivement, quand je récupérais des trucs ou quand j’avais un peu de sous, j’achetais. J’ai pris mon temps », explique Michel, un ancien chauffeur routier de soixante-neuf ans. « Bout par bout », « progressivement », « j’ai pris mon temps » : chacun y va avec les moyens du bord, de petits chantiers en transport de matériaux. Chacun met à profit les compétences techniques liées à son métier ou à des expériences passées. « J’ai toujours été très doué de mes mains. J’ai bricolé avec mon père à l’époque et puis j’ai toujours bricolé. Si c’est pas ça, c’est de la mécanique alors voilà. Tout ce que je peux faire de mes mains je le fais », poursuit Michel.
Puisque le camping est un « repli » devant le pavillon inaccessible ou le HLM déprécié, cette échappée pourrait nous conduire à penser que le sentiment d’échec l’emporte. Or, c’est la surprise de Gaspard Lion. Après avoir vécu des situations de pauvreté dans des logements dégradés par le passé, en fuyant le parc social et sa mauvaise réputation, ce retrait résidentiel offre une manière de faire une pause quelques années. Un retrait sous forme d’attache en somme, dans des espaces discrets et « sans réputation » justement.
Après des dizaines d’entretiens, des centaines d’heures d’enregistrement, la posture la plus répandue corrobore la perception d’un espace certes loué, mais qui s’associe étrangement à un sentiment de propriété. Sur un sol loué, le mobile home ou la caravane leur appartient, comme un « chez nous » qui permet d’user d’une parcelle de jardin dans un cadre rural où les espaces communs sont multiples. Un attrait inattendu auquel s’ajoutent de denses relations entre cohabitants, des échanges de procédés, des prêts de voiture et des dépannages, sorte de « protections rapprochées » ordinaires, dirait Robert Castel. Par le biais de transactions multiples, d’activités de débrouille, de réseaux de solidarité, d’entraide, de proximité, la vie quotidienne s’allège malgré la privation économique. À cet entre-soi s’ajoute un fort sentiment de sécurité des lieux, chacun protège les autres, les espaces publics sont nettoyés, entretenus par tous, apportant une dimension d’appropriation et d’autonomie.
Pour autant, les hivers y sont rudes sans chauffage, l’hygiène est limitée par l’inconfort des espaces sanitaires, et que dire de ces dix mètres carrés à vivre ? Nos caravaniers vivent massivement sous le seuil de pauvreté, la moitié touchent des minima sociaux, un quart occupent un emploi précaire et à temps partiel, d’ouvrier ou d’employé, tandis que d’autres disposent d’allocations-chômage, de maigres pensions de retraite ou sont sans ressource. À cela s’ajoute une figure massive et résolue, celle du grand célibataire masculin, figure consécutive d’une séparation conjugale, conduisant souvent à une perte de logement. C’est par cette porte de « la séparation » que l’on franchit le seuil de cette dégradation statutaire, c’est par l’âge aussi (déjà avancé) qu’il faut saisir cet effritement, une usure à petit bruit.
La dispersion des styles de vie antérieurs joue à plein dans les perceptions. Les mieux lotis professionnellement, qui pouvaient accéder à la location d’un pavillon, sont déçus mais s’adaptent. Ceux dont la posture économique était plus élevée vont le vivre comme un déclassement douloureux. Enfin, les moins dotés, emmêlés dans des dettes, trouvent un repli protecteur, loin des stigmates d’hier. Quoi qu’il en soit, un trait commun les rassemble. C’est à la suite d’une rupture, d’un licenciement, d’un divorce, que le repli s’opère. Ce n’est pas un détail. Ce démembrement renverse l’ordre intime et l’ordre de l’habiter.
Gaspard Lion s’était déjà prêté à une réflexion sur l’instabilité de « l’habiter », de « l’habitable », en explorant les bois autour de Paris où, en toute discrétion, des tentes abritent des hommes qui veulent échapper au centre d’hébergement ou à l’hôtel meublé (Incertaines demeures. Enquête sur l’habitat précaire, Bayard, 2015). Il questionnait déjà toutes ces niches et ces demeures comme des actes infra-politiques de résistance discrète.
Pour entendre ce qui se passe avant la descente en camping, signalons Du taudis au Airbnb de Victor Collet, une brève histoire des immeubles très dégradés de Marseille, ses marchands de sommeil, ses hôtels meublés et ses squats, ses arrêtés de péril grave et imminent. En 2020, 800 bâtiments seront fermés, détruits, puis les terrains mis en vente. C’est la guerre foncière, les mises en « adjudication », ou en vente aux enchères, à moins de 500 euros le mètre carré, le grand bal des investisseurs. Et à chaque opération, 6 000 personnes déplacées, invitées à quitter les lieux. Mais où sont passés les milliers de délogés ?
Avec Victor Collet, l’enquête se poursuit sur l’effondrement des 63 et 65 rue d’Aubagne, puis celui du 17 rue de Tivoli. Deux immeubles s’effondrent sur leurs habitants : huit morts, une ville traumatisée, des élus dépassés. Depuis, 1 480 personnes, soit l’équivalent d’un village, ont été évacuées par les marins-pompiers de leurs immeubles pour des raisons de sécurité, dont 1 036 qui habitaient dans des immeubles en dehors du périmètre de la rue d’Aubagne. Il faut la voir cette rue en cataclysme, déchiquetée, avec ses matelas et canapés retournés.
Les pages se succèdent avec une série de répétitions : expulsions nocturnes, barrière de béton, périmètre de sécurité, porte anti-squat, photographie des personnes « récalcitrantes ». Puis ce sera la route vers les quarante hôtels mobilisés pour quelques mois, en attendant de rejoindre les 40 000 demandes de logement social. Pendant ce temps, les pelleteuses cassent et dégagent les ruines, pour chasser les derniers habitants qui plient bagage. Tout en dénonçant la guerre au taudis, la guerre aux pauvres, cet essai formule la question sociale au présent, celle du logement insalubre à Marseille. Une machine à laver qui tourne pour évacuer la pauvreté du centre-ville et laisser la part belle aux offres Airbnb qui font la joie du tourisme. Une machine infernale.