Trois livres de Gilles Ortlieb, dont l’un reparaît (Au Grand Miroir) et un autre reprend en partie des textes parus en revue (Le sel, la dame et l’éponge), donnent l’heureuse occasion de revenir sur l’art de ce prosateur qui s’inscrit dans une randonnée collective, où l’on retrouve depuis Rousseau (mais Baudelaire aussi, bien sûr, et, plus récemment, Jacques Réda) des écrivains promeneurs, flâneurs ou rôdeurs.
Comme des voleurs à l’affût d’une possibilité de cambriolage du réel, ces écrivains marchent ensemble, bien qu’éloignés les uns des autres. Ils mûrissent leur solitude, la fermentent, jusqu’à l’obtention d’un texte, d’un poème, ou de quelques notations sur un carnet. Munis d’un langage qui dégondera allègrement, comme un bon vieux pied de biche, toutes les portes entravant le passage des mots aux choses et des choses aux mots, ces promeneurs se reconnaissent les uns aux autres une sorte de compétence particulière, mystérieuse, dont le secret sera finalement bien gardé. Une compétence qui pourrait consister à tailler dans l’écriture une cape d’invisibilité, celle qui protègera les épaules du flâneur, ce moi insatiable du non-moi, comme dit Baudelaire.
À l’extrémité du Kamtchatka littéraire, disait Sainte-Beuve, Baudelaire s’est construit un kiosque bizarre, fort orné, fort tourmenté. En réalité, la Sibérie de Baudelaire aura été la Belgique, et le kiosque, une chambre d’hôtel où, réduit aux dernières extrémités, le cœur du poète s’est retrouvé mis à nu. Gilles Ortlieb en fait le récit impeccable dans Au grand miroir, préalablement publié par J.-B. Pontalis dans sa collection « L’un et l’autre » (Gallimard, 2005). Gilles Ortlieb y rend compte des deux années qu’aura passées Baudelaire dans le pays, entre le 24 avril 1864 et le 2 juillet 1866.
Le 15 mars de cette dernière année belge, Baudelaire se rend à Namur pour revoir l’église Saint-Loup, célèbre représentante d’un art jésuite sur lequel il voudrait écrire, sensible à cet « état permanent de transition », où la flânerie (« si chère aux peuples doués d’imagination, impossible à Bruxelles ») redevient possible, une flânerie intériorisée en quelque sorte. Cet art précieux et organique, « où les effilochures des nuages sont rendues dans les bois les plus durs, dont les veines parviennent aussi bien à restituer les plis de la chair et le drapé des étoffes, et jusqu’au jeu des muscles saillant sous le tissu », offre au poète un répit, l’occasion de laisser de côté la haine qui l’oppresse. « Le contempteur y cède la place à un flâneur attentif et sensible. » Il y établit « une analogie entre l’évolution de l’architecture et le mode de formation des coraux ou des madrépores » , formant une dernière correspondance entre l’art et « une pratique sédimentaire ». Puis il tombe par terre, dans l’église, réclame, le lendemain, à son retour à la gare de Namur, que l’on ouvre la porte du wagon alors qu’elle est déjà ouverte, et rentre à Bruxelles.
Cette description précise des faits et gestes d’un grand poète qui subit une banqueroute généralisée, un ravage belge, ressemble au mode d’emploi froissé d’une fusée amateur qui ne décollera pas. D’une certaine manière pris dans le rêve de J.-B. Pontalis, qui aura donné un cadre à l’émancipation de l’altérité, qui tend à prouver que l’autre, c’est d’abord soi-même, Ortlieb se sera lui-même enfermé dans ce que Reiner Stach appelle la misère, ce lieu étroit où la vie humaine à petits pas, un pas en avant, deux pas en arrière, ne fait qu’aller sur place, un ensablement de son vivant où tous les efforts pour s’en sortir ne font que vous enfoncer encore plus. Mais, contrairement au biographe de Kafka, Ortlieb ordonne cette méditation autour d’un marasme belge avec l’humour d’un clown blanc désignant, d’un air navré, les trébuchements d’Auguste. Choix d’un style qui semble en adéquation avec ce que Baudelaire propose dans Pauvre Belgique ! (« Grand mérite à faire un livre sur la Belgique. Il s’agit d’être amusant en parlant de l’ennui, instructif en parlant du rien »), mais la méchanceté en moins ; ou plus exactement avec la même ironie, mais démagnétisée. Ce qui nous permettra de réaliser le projet méditatif jésuite par excellence, celui d’Ignace de Loyola : « Je me transporterai par l’imagination au milieu d’eux, je m’y placerai comme un vil et très indigne serviteur qui les regarde, les contemple… Je verrai ensuite quel fruit je peux tirer de ce spectacle. »
Dans Le sel, la dame et l’éponge, Gilles Ortlieb partage une déambulation différente, qui prend la forme d’une enquête, de la Grèce à la Camargue et à la Floride, à la poursuite des pêcheurs d’éponges. Là aussi, la neutralité exemplaire de l’observateur fonctionne comme au poids du corps, tels les premiers pêcheurs d’éponges qui, jusqu’au milieu du XIXe siècle, plongent selon la même méthode : « un baquet à fond vitré, la “lucarne”, une lame ou un trident pour détacher la bête, un filet et une pierre d’une quinzaine de kilos telle une grosse incisive taillée dans le marbre et percée d’un trou, que le plongeur s’attachait à la taille pour faciliter la plongée. Rien d’autre, ni masque ni vêtement, juste un peu d’huile sur les oreilles pour protéger, si peu que ce soit, les tympans ». Puis apparaît le scaphandre, l’homme-bateau, et, avec l’ingéniosité d’une nouvelle méthode, un risque mortel accru, une production multipliée par dix ou cent, des fonds marins ravagés. « Les plongeurs, pour des raisons de rentabilité, ne respectaient pas les paliers de décompression : un sur dix ne revenait pas vivant de ces expéditions de plusieurs mois au large de la Crète ou le long des côtes africaines, et plus d’un quart d’entre eux en revenaient paralysés ou handicapés à vie. »
Sur l’île de Kalymnos, à Salin de Giraud en Camargue et à Tarpon Springs en Floride, où les pêcheurs d’éponges grecs ont essaimé (on en retrouve jusqu’en Australie), l’écrivain prend la mesure d’une façon d’être ailleurs que chez soi en mesurant moins l’accroissement que la diminution de soi qu’elle entraîne. Ainsi à l’hôtel, à Tarpon Springs, ou près d’« un local où des machines à laver sont mises à la disposition de la clientèle », un semblant de réconfort, de « comme chez soi », devient ce par quoi l’on mesure, par effet de contraste, sa propre dispersion : « Une sorte de havre en somme, qui parvient malgré tout à réveiller le sentiment, aigu, d’une précarité qu’on avait fini par croire anesthésiée. Mais n’est-ce pas cela qu’on recherche en même temps, à chaque fois, derrière chaque départ : se retrouver exposé, vulnérable, ouvert à tous les aléas du voyage et, par soi-même d’abord, menacé ? »
Rassemblés dans le volume Cabotages, d’autres textes sont agrémentés d’illustrations réalisées par le peintre Denis Martin, un artiste abstrait mais dont les œuvres sont très organiques, à la frontière d’une presque figuration (il se réfère à des œuvres comme celles de Bram Van Velde ou, plus récemment, Pierre Tal Coat). Ils pourraient donner l’impression d’un éparpillement. En réalité, on y trouve, sans savoir qu’on le cherche, ce qui oriente les promenades de Gilles Ortlieb, comme par exemple ce qui l’a amené à se pencher de près et à écrire sur les plaques d’égout « qui oblitèrent les trottoirs, scellant à intervalles réguliers l’association entre l’homme et la ville et les complications qui en découlent (câbles, fils électriques, conduites, canalisations) et occultant des réalités souterraines, insoupçonnables et toutes proches pourtant, sous la surface d’un monde que nous arpentons comme si de rien n’était ». Il leur a même consacré une étude, accompagnée de ses propres photographies (De fonte en comble, Le Temps qu’il fait, 2023).
Mais on y trouve aussi sa fascination pour les noms, les noms de rues, de villages, d’étapes ferroviaires : « Les noms, les noms. Ce qu’ils révèlent, occultent, soulignent ou ornementent – ou dont ils nous distraient. » Et puis, dans une évocation de ses multiples voyages en Grèce, « une ligne de crête linguistique, en somme, en équilibre instable entre les deux versants : celui de la langue maternelle, à laquelle il paraissait alors vital de parvenir à échapper (même s’il m’arrivait de la retrouver occasionnellement là-bas, grimée : “Serssé la fam…”, “Za m’an fou…”), et celui de cette patrie momentanée, où il fallait se frayer une voie en jonglant avec les formes verbales, les déclinaisons et un accent tonique qui ne se laissait pas facilement dompter ». Et enfin, dans la langue grecque moderne, que Gilles Ortlieb traduit (voir le Journal de Séféris, les œuvres de Cavafis, etc.), cette étrange possibilité qui consiste à « jouer à être un autre, avec le repos mental que procurent ces identités d’emprunt et le film invisible qu’elles tendent entre les autres et soi ». Malgré « la présence, sous cette langue parlée tant bien que mal – ou grâce à cette présence, justement ? – d’une langue butoir ou refuge, d’une langue souterraine, phréatique, à laquelle on ne cesse de revenir puiser ou s’abreuver en cachette, et à laquelle nos interlocuteurs de rencontre, lorsqu’ils y ont accès, ne parviennent pas par les mêmes chemins – discrets et parfois secrets ».
Travaillant l’écriture au jour le jour, comme lorsqu’il travaillait au marché aux viandes dans les anciennes Halles, plongeant dans un réel sans artifice, affrontant les aléas d’un usage intranquille du monde, Gilles Ortlieb nous fait découvrir dans et par le déplacement ce qui en nous s’accumule, se stratifie, se calcifie et nous fournit même les outils pour en dégager quelques précieux fossiles.