Domestiqués par le capitalisme, habitants uniformes d’un monde unidimensionnel, nous serions devenus intolérants à l’ambiguïté. Telle est la thèse défendue par le philosophe et islamologue allemand Thomas Bauer dans Vers un monde univoque, bref essai devenu un bestseller traduit en plusieurs langues. Sans beaucoup de conviction ni de méthode.
Thomas Bauer reprend une thèse intrigante proposée par Zygmunt Bauman il y a trente ans, dans Modernity and Ambivalence (1990) : la modernité se caractériserait par son intolérance à l’ambiguïté – ambiguïté au sens large de ce qui est peu explicite ou ambivalent. Depuis cent cinquante ans, l’Europe serait ainsi devenue résolument réfractaire à l’ambiguïté, après des périodes d’ouverture (Renaissance, âge baroque) et de fermeture (guerres de Religion, révolution française). Cette intolérance serait même, pour Bauer, « le problème prédominant » de notre époque.
À ses yeux, l’ambiguïté s’exprime particulièrement dans la religion et l’art, auxquels est consacré l’essentiel de l’ouvrage. Spécialiste de l’histoire de l’islam, Bauer voit ainsi dans l’ambiguïté un terreau indispensable à l’essor des religions, qui permet d’accepter l’idée de transcendance et d’accommoder les interprétations divergentes. Le Coran, écrit-il, fut transmis durant des siècles avec plusieurs variantes et la charia resta souple jusqu’à la seconde moitié du XIXe siècle. Loin de marquer un retour aux sources de l’islam, le fondamentalisme serait une invention de la modernité, affirme Bauer avec originalité. De nos jours, l’ambiguïté religieuse serait menacée par ce fondamentalisme, qui ne tolère qu’une seule signification, mais aussi par l’indifférence, qui ne reconnaît aucune signification.
Ce serait également le cas dans le domaine artistique, où Bauer observe d’un côté le fondamentalisme de la musique sérielle, des suprématistes et des futuristes, et de l’autre le statut d’œuvre d’art attribué à tout et n’importe quoi : les commandes des grandes entreprises, l’art abstrait d’ameublement, la pop culture produite à la chaîne et les fausses provocations d’avant-garde ciblant surtout les riches collectionneurs.
L’ambigu serait également menacé par « l’obsession contemporaine pour l’authenticité ». Bauer décèle cette obsession, de manière moins convaincante, dans le réalisme toujours plus poussé de la culture et dans une quête d’identité individuelle réduite à l’inscription dans une case, à la manière des identités sexuelles qui interdisent la sexualité libre et obligent au contraire à revendiquer une identité bien définie (hétérosexuel, homosexuel, bisexuel, etc.). De longues pages sont également consacrées aux déboires « cocasses » – et un peu hors-sujet – du théoricien de la race Ludwig Ferdinand Clauß.
D’où vient cette intolérance à l’ambiguïté ? Bauer ne sait pas trop. Il critique à plusieurs reprises la « bureaucratisation » et la « technicisation », mais il incrimine surtout le « capitalisme débridé », sous lequel il range la mondialisation, le consumérisme, la culture du chiffre et « le marché ».
Le capitalisme de Bauer est une menace diffuse. Comment le définir ? Comment fonctionne-t-il ? Quand a-t-il débuté ? Qui sont ses protagonistes ? Le livre ne le dit pas. L’intolérance à l’ambiguïté est décrite à la fois comme « une condition préalable au succès du capitalisme » et comme une de ses conséquences, sans que l’on comprenne les ressorts de cette influence réciproque. Le simple recours aux prix suffit apparemment à instaurer un monde univoque : le marché attribue « à chaque marchandise et à chaque personne » une « valeur qui peut être exprimée par un chiffre exact et met ainsi un terme à toute réflexion sur la valeur et les valeurs », comme si les prix déterminaient la signification et l’usage des produits et comme si les réflexions sur les valeurs s’étaient éteintes avec l’essor des marchés.
Selon Bauer, « rendre les choses de plus en plus univoques demande beaucoup d’énergie ». Mais il ne précise pas qui déploie cette énergie ni pourquoi. Le livre mélange au contraire les efforts concertés pour réduire l’ambiguïté (par exemple dans la religion et l’art) et la perte involontaire de diversité (dont témoignent l’effondrement du nombre des espèces non humaines et le fait qu’un tiers des 6 500 langues encore parlées dans le monde sont en voie de disparition). Parmi les facteurs convoqués pour expliquer la montée de l’intolérance à l’ambiguïté, la consommation et Internet ne sont pas examinés, la « bureaucratisation » est pointée du doigt mais laissée dans le flou et la « technicisation » est abordée par petites touches éparses, à propos des formats cinématographiques, de la quantification de soi et des promesses de l’humanité augmentée. Le marketing et les médias sont à peine mentionnés.
Outre le capitalisme, Bauer invoque un deuxième facteur principal pour expliquer le recul de l’ambiguïté : la psychologie. À ses yeux, « les humains ont naturellement tendance à éviter les situations ambiguës, peu claires, ou contradictoires », surtout quand ils se sentent acculés. Cette tendance serait devenue si prononcée que « les stratégies pour rendre les choses plus univoques utilisées par les puissants jouent aujourd’hui un rôle moins important que les aspirations en ce sens émanant des individus eux-mêmes ». Mais pourquoi aujourd’hui, s’il s’agit d’une tendance naturelle ? Et tous les individus sont-ils pareillement concernés ? Et qui sont ces « puissants » ? Bauer ne le dit pas. Il ajoute que « l’intolérance à l’ambiguïté fait partie d’une mentalité ». Mais de quelle mentalité s’agit-il ? Et est-elle partagée uniformément sur toute la planète ? Nous ne le saurons pas non plus.
Bauer a de la culture et une assez belle plume. Mais en dehors des deux chapitres captivants sur l’histoire des religions, tirés de ses recherches, le propos est souvent impressionniste et péremptoire. Mêlant des tendances de long terme aux dernières actualités, Bauer assène ses opinions sur le Brexit (dû au « désir d’être gouverné avec “authenticité” »), le cinéma (« où la tendance à un réalisme toujours plus grand est particulièrement évidente »), la musique pop (« lisse esthétiquement »), l’architecture moderne (inhospitalière), le capitalisme (« totalitaire »), ou encore la politesse (qui se perd à cause d’Internet). On frise même parfois les propos de comptoir. Un exemple : « Beaucoup de gens à qui l’on explique toujours tout et à qui l’on fait miroiter un monde sans mystère, sans quoi que ce soit d’inexplicable ou de surcomplexité, finissent par croire eux-mêmes qu’ils comprennent tout. C’est pourquoi ils ont toujours un avis sur tout. »
La démonstration manque de rigueur et de netteté, la plupart des preuves sont fragiles, voire anecdotiques (une discussion avec un étudiant en art, le témoignage d’un psychiatre allemand ayant vécu aux États-Unis, une sculpture commanditée pour une usine Daimler-Benz, l’interview d’un philosophe dans un hebdomadaire). Bauer ne cite presque aucun chiffre et ses études de cas, souvent trouvées dans la presse, sont très hétérogènes.
Certes, il s’agit d’un essai, non d’une enquête méthodique. Il faut juger l’œuvre à son ambition : stimuler la réflexion. Le livre y parvient, hélas, en grande partie par ses défauts. L’argumentation compte tant de grandes généralisations et d’angles morts que l’on ne peut s’empêcher de convoquer des contre-exemples et d’essayer de combler les vides. Bauer lui-même nous y invite : « Nous laissons au lecteur le soin de transposer ces réflexions à d’autres domaines, de la culture alimentaire de plus en plus identitaire à la littérature et à la science, en passant par le style de vie et la mode ». Ce qui fait tout de même beaucoup – à ce compte, le lecteur mériterait presque d’être crédité comme coauteur.
Non seulement Bauer ne discute pas ce qui contrarie sa thèse (multiculturalisme, pluralisme des médias, homogénéité des pays non capitalistes, différenciation croissante des sociétés modernes, fragmentation des modes de consommation), mais il se prive aussi d’apporter de l’eau à son moulin. Le livre ignore notamment trois « coupables » de taille : la science, l’entreprise et l’État. Ainsi, Bauer n’évoque jamais les progrès des sciences et leurs applications croissantes, qui ont conduit à la diffusion mondiale d’objets technologiques uniformes. Il critique brièvement des œuvres commanditées par des grandes entreprises, mais il ne se penche pas sur la rationalité managériale et sur la standardisation des métiers, des méthodes de travail et des produits industriels. Il ne s’intéresse pas davantage aux efforts des États naissants pour homogénéiser, sur tout leur territoire, à la fois l’éducation, la langue, la culture, le calendrier, le droit et l’agriculture. Pour qui entend montrer que le monde moderne se débarrasse de l’ambiguïté, ces absences sont difficiles à comprendre.