Comment inventer un véritable art de vivre avec les nouvelles technologies ? C’est la question qui guide Alain Damasio dans son exploration de la Silicon Valley en avril 2022. Résident de la villa Albertine à San Francisco, l’auteur de science-fiction voyage au cœur de la matrice, là où s’écrit une grande partie de nos existences actuelles et de nos futurs. Dans Vallée du silicium, il confronte la fine pointe de la Tech à son imaginaire technocritique et esquisse des voies pour penser la réappropriation des algorithmes et des IA qui semblent avoir pris les commandes d’une bonne part de nos vies. Un bel exercice de clarification des enjeux sociotechniques de nos existences, une voie et une tâche complexe au-devant de nous.
Quel monde Vallée du silicium nous amène-t-il à découvrir ? Fidèle au genre des chroniques de voyage, ce recueil nous invite bien à explorer un territoire, San Francisco et ce paysage qui l’entoure, faiblement modulé, lisse et pacifié comme le design d’Apple, où sont installées les plus grandes technopoles contemporaines. Mais ce lieu, avec ses contrastes sociologiques brutaux que condense ici le quartier de Tenderloin, est en même temps paradoxalement défini par une extension illimitée et une forme d’immatérialité. Matrice de la Tech, la Silicon Valley est le nom de cette puissance qui forme et rythme les existences mondiales dans leurs recoins les plus intimes comme dans leurs dimensions les plus publiques. C’est dans ce nœud bien particulier de local déterritorialisé et d’immatériel situé que nous font voyager les chroniques de Damasio, ancrant des questionnements technocritiques dans les lieux et les peuples qui leur ont donné naissance et battant en brèche, par là même, le mythe d’une technique neutre que seuls ces usages qualifieraient.
Les données de départ sont en effet claires : si les rêves cyberpunks d’open source et d’émancipation par la technologie ont pu naître ici, si les lieux sont encore fréquentés par des figures de développeurs virtuoses fascinant l’auteur, les grandes corporations de la Tech ont des valeurs et des objectifs bien loin de ces utopies initiales. C’est donc au sein d’un monde tissé par les vertus cardinales de performance, optimisation, rentabilité et médiations des relations humaines par des interfaces, qu’il faut développer un art de vivre avec les nouvelles technologies. C’est toute une économie de désirs qu’il faut tenter de se réapproprier. Les petits essais qui constituent ce livre, tout comme la nouvelle qui le clôt, font ainsi une large part à la description de l’homo sapiens « rebooté » auquel ont donné naissance ces nouvelles technologies. Et le lecteur familier de Damasio retrouvera avec bonheur son talent pour pointer et décrire les mutations anthropologiques majeures engendrées par les technologies des GAFAM : la manière dont elles façonnent nos routines psychiques et nos nouveaux rituels, la façon dont leur ergonomie dessine la courbure de nos nuques sur leurs petits écrans noirs et nos glissements de doigts, l’efficacité avec laquelle elles structurent en profondeur nos désirs, nos imaginaires, notre rapport à la mémoire.
La visite de l’Apple Park sur laquelle s’ouvre le livre est ainsi l’occasion de rappeler combien les objets et pratiques scriptés par l’ergonomie d’Apple et ses applications sont les portes psychosociales qui organisent nos expériences et nos vies, individuelles et collectives, fabriquant une communauté de fervents pratiquants sans réelle croyance commune, mais devenus à leur insu moins des utilisateurs qu’une partie du système. La chronique sur les voitures « autonomes » en déploiement à San Francisco constitue un autre exemple, avec ces voitures Uber équipées de capteurs qui sillonnent la ville, de cette participation du futur utilisateur à sa propre réification et obsolescence. Non seulement l’enregistrement des données auquel se prêtent les chauffeurs est destiné à les remplacer, mais l’autonomie vantée de la voiture dissimule ce qui se joue dans cette nouvelle délégation de compétences et d’attention : une dépendance de plus à laquelle nous sommes invités à céder dans une douce démission qui nous est maintenant bien familière. Le grand marché de la domotique et de ses objets connectés en constitue le versant intérieur. Le récit de Damasio ne prétend pas nous faire passer un temps de cerveau libéré pour la consommation de loisirs pour un rêve d’émancipation.
Comme souvent chez Damasio c’est la puissance sensible des idées, l’expérience de déplacement qu’elles procurent, qui est la plus singulière.
Ironie amère, qu’il souligne très justement, les failles cognitives que manipulent les grandes corporations de la Tech et les désirs qu’elles ont désignés pour nous ne reposent pas sur des procédés particulièrement sophistiqués : une pauvre psychologie comportementale de supermarché et une inclination aussi redoutablement efficace que la paresse a suffi à faire de nous, face à ces technologies, des poupées de chiffon. Damasio sait cependant pointer la dynamique plus complexe sur laquelle s’appuient ces leviers, et le futur qu’elle dessine. Le grand soulagement qu’offrent les technologies « intelligentes » est d’autant plus puissant qu’il répond à un problème créé par la génération ayant précédé ces technologies. Elles fournissent une résolution à l’offre diluvienne du numérique, permettant de tailler dans l’infobésité, de calibrer et d’individualiser ce que nous vivons de plus en plus comme une abondance écrasante. C’est pourquoi, estime-t-il, la forme de nos futurs prendra moins celle du Métavers fantasmée par Mark Zuckerberg que celle de l’IA personnalisée, « MyIA », l’Intelligence Amie,
Au fur et à mesure que se déploie ce tableau si contraint, et nonobstant l’admiration de l’auteur pour certaines figures de ce monde qu’il rencontre comme son attention à ne pas tenir un discours à charge, le défi de réappropriation et d’empuissantement paraît de plus en plus difficile à relever. Damasio ne renonce pas cependant à dessiner les grandes directions d’une technologie « progressiste » : la nécessité, encore largement négligée d’éduquer véritablement à ces technologies, à leurs enjeux politiques et sociaux et à leur inscription dans une société particulière, la recherche de technologies où l’on peut intervenir ou bricoler, l’importance cruciale de garder le langage comme interface.
Mais surtout, comme souvent chez Damasio c’est la puissance sensible des idées, l’expérience de déplacement qu’elles procurent, qui est la plus singulière. Et le genre de la chronique se prête particulièrement bien à ce mixte de déploiement d’une idée et de notations permettant de donner corps à la complexité de ce qui nous traverse. Il parvient ainsi à faire émerger du portrait d’un « homme quantitatif » qu’on croirait tout droit sorti d’une de ses fictions avec sa bague et ses lunettes connectées, sa médecine prédictive et ses pilules Findmyformula, une réflexion sur nos corps contemporains qui dépasse la déploration pour s’envoler vers la dialectique complexe de nos différents corps. Ce tableau des corps organique, domestiqué et désaffecté pendant des siècles, et maintenant réapproprié via des interfaces et des feedbacks quantitatifs épouse la complexité dynamique des flux qui nous constituent et des hybrides que nous sommes.
Le futur biopunk et les êtres hybrides que Damasio imagine surfer nus de nuit, sur une plage californienne avec leurs bracelets de données tintant aux chevilles et leurs dreads pulsant du dub au bout de leurs tresses de fibre optique, a une qualité qui lui est propre : une façon, tout en restant lucide, de donner une forme poétique sur laquelle nous pouvons trouver des accroches. Battre le capitalisme sur le terrain du désir reste bien la tâche du littéraire : refonder des imaginaires sensibles animés par l’énergie généreuse et curieuse et l’inlassable capacité d’enthousiasme qui portent ces chroniques et épousent les méandres contradictoires et hybrides de nos affects technologiques.