Si l’écrivain dublinois John McGahern (1934-2006) est encore parmi nous, c’est grâce à son éditrice française, Sabine Wespieser, dont il faut saluer l’exemplaire constance. Depuis 2022, la quasi-totalité des écrits du prosateur irlandais, dont les compatriotes ont salué la proximité avec Joyce et Beckett, reparaît dans les (excellentes) traductions d’origine, signées notamment Alain Delahaye. Sa réapparition y prend une allure tout à la fois spectrale, cérémonieuse et hard.
Au séisme provoqué en 1965 par la parution de son roman L’obscur (1980 pour l’édition française), contraignant son auteur à démissionner de l’enseignement et à prendre le chemin de l’exil, succède Le pornographe, paru en 1979 (traduit en 1981), qui en livre une réplique non moins assourdissante. Ce qui était à l’époque une conséquence, à savoir le retentissant scandale dans la très pudibonde Irlande, étouffant sous les chaînes de l’Église catholique et de son implacable censure, suscité par un roman d’apprentissage calqué sur le Portrait d’un artiste en jeune homme joycien, devient à présent une cause. Rompant avec le silence dans lequel il se cantonnait, McGahern enfonce à présent le clou. Quitte à choquer, autant provoquer outrageusement, et faire d’un reproche infondé – l’obscénité prétendue de son récit d’alors, associant inceste, révolte contre le père et pédophilie – une offense gaillardement portée sur le devant de la scène.
Au moins quatre intrigues, dont aucune n’est secondaire, se disputent l’attention portée au Pornographe. En toile de fond, imprimant sa tonalité ténébreuse et cérémonieuse au roman, les visites du narrateur au chevet de sa tante, à l’hôpital en ville, ou chez elle à la campagne, et sa lente agonie, causée par un cancer invasif. Le point d’orgue en sera d’abord la vision, beckettienne à souhait, d’une pléthore de cancéreuses attendant dans la salle commune d’accoucher de leur mort, faisant immédiatement penser à cette formule chère à l’auteur d’En attendant Godot : « Elles accouchent à cheval sur une tombe, le jour brille un instant, puis c’est la nuit. » Suivra l’enterrement à la ferme, particulièrement arrosé en stout et whisky. En parallèle, une liaison, qu’on n’ose nommer amoureuse, se noue entre le même narrateur et une femme plus âgée, rencontrée dans un dancing, là où, apprend-on, la plupart des couples irlandais se forment pour le meilleur et pour le pire. Jamais nommée, « elle » s’éprend du narrateur lui aussi anonyme, lequel assume jusqu’au bout son retrait affectif, se cantonnant à la seule dimension sexuelle de cette histoire qu’il veut sans lendemain, mais dont il ne pourra pas éviter qu’elle ne se complique. L’Irlande étant ce qu’elle est, on s’attend à ce qu’il épouse la personne qui porte son enfant, ce qu’il refuse obstinément.
En contrepoint, on apprend que le tombeur impénitent écrit de la littérature pornographique afin de subvenir à ses besoins, et ce, pour le compte de Maloney, poète frustré – comment oublier que nous sommes en Irlande ? –, reconverti dans la direction d’une revue pornographique florissante. Ce qui nous vaut d’un côté des scènes d’un érotisme mécanique et stéréotypé, mettant aux prises un colonel et une dactylo enchaînant copulation sur copulation, et de l’autre des déclarations de principe, dont la grandiloquence a quelque chose d’intentionnellement incendiaire dans le contexte : « Une Irlande qui se branle est une Irlande libre. Non seulement elle se branle, mais elle est libre. Non seulement elle est libre, mais en même temps elle se branle ! »
La quatrième trame est stylistique, ou disons métafictionnelle. Curieusement, à l’image de l’exclamation sur laquelle se clôt le récit – « ‘Hou-hou, la route ! Hou-hou, la route ! Hou-hou, la route ! Hou-hou… ‘» –, le romancier qu’on pensait rompu à l’exercice semble chercher sa voie, son chemin. Son écriture paraît instable, hésitante, s’essayant à faire le tri entre ce qu’il sait et ne sait pas faire. Au rang des réussites incontestées, la manière, à peine moins noire que celle d’un Beckett, qu’il a de faire cohabiter le ventre et la tombe, la naissance et la mort. En convoquant pour ce faire les ressources combinées du comic relief, de l’ironie cosmique, de l’humour noir et, surtout, du grotesque triste à la Flaubert :
Il eût été plus facile de parcourir ce couloir sans avoir à faire mine d’ignorer qu’elle [la tante] nous avait déjà vus ; nous [le narrateur et son oncle] étions maladroits et prisonniers de notre supercherie forcée – de même qu’à certains moments il devient malaisé d’accomplir une action toute simple parce qu’on se sent observé –, et je me disais que nous ferions peut-être mieux d’avancer à reculons dans la salle, quand brusquement elle nous adressa un grand signe de la main et un large sourire, montrant par son attitude théâtrale qu’elle n’avait que trop bien remarqué notre approche. Pris dans le faisceau de cette lumière crue, nous nous mîmes à sourire en agitant la tête, nous deux conscients de notre air parfaitement grotesque.
Moins heureux, les incessants memento mori et autres Vanités qu’il sème comme autant de cailloux, à la manière d’un Petit Poucet qui se caricaturerait lui-même. Renchérissant sur la tristesse et la mélancolie, flirtant avec le nihilisme et la désespérance, il en oublierait presque que sa vraie manière consiste au contraire à laisser planer le mystère, à entretenir un doute sur la question de savoir si l’histoire doit se lire au premier ou au deuxième degré. Comme piégé par la contradiction dont souffre à l’évidence son narrateur, écartelé entre engagement (auprès de sa tante) et dissociation (d’avec les femmes qu’il baise), l’écrivain s’enferme lui-même dans un corset programmatique : « Une personne quitte la vie, et une autre y fait son entrée. Je suppose que voilà le nœud de l’histoire. »
Le voilà réduit à s’exprimer en sociologue, voire en anthropologue. À la faveur de notations cliniques et impersonnelles, se met en place une radiographie de l’Irlande de la fin des années 1970. McGahern y ausculte, entre autres pathologies, le divorce survenu alors entre la « bonne » Irlande pastorale et l’autre Erin, sa part maudite, constituée par les gens de Dublin qui ne rêvent que « stupre et fornication ». Le trouble de la personnalité schizoïde dont souffre, à l’évidence, le narrateur-pornographe n’en est jamais, du reste, que le reflet. Sociologique, encore, le commentaire formulé sur les diverses fonctions prêtées aux rites et rituels : « Nous maîtrisons l’obscurité grâce à des cérémonies : cérémonies de joie quand nous émergeons des ténèbres pour entrer dans la lumière, cérémonies de regret lorsque inévitablement nous quittons la lumière, cérémonies d’espoir fondé sur le social, qui est aussi ferme que le roc de la théologie. »
Maîtriser l’obscur. C’est finalement ce à quoi s’emploie McGahern, à l’occasion de providentielles sorties de route, où se donnent à entendre, outre la nature autobiographique d’une œuvre occupée à ressasser le cancer dont mourut sa propre mère, cet invariant propre aux civilisations, anglo-saxonnes comme celtes, durablement marquées au fer rouge du victorianisme, pour lequel la chair, le sexe, la jouissance sont source de culpabilité et de tourments infinis, et dont l’emprise normative sur les âmes tentées par la délinquance se traduit en images pour le moins spectaculaires : « Moi aussi j’avais entendu les sabots des chevaux de la tribu au grand galop. Nous n’avions pas su demeurer à l’intérieur de ses lois. » De quoi réhabiliter les peu ragoûtantes et très imbibées tribulations d’un homme moyen sensuel, que pas grand-chose ne semble rehausser, en dehors de ses érections de commande… et de ses visites à la chère tante qui l’a recueilli et élevé à la mort de ses parents. À la faveur d’une fin ouverte, où une épiphanie là encore joycienne n’est pas loin de pointer le bout de son nez, la bulle d’insensibilité dans laquelle le pornographe s’efforçait de se tenir à l’écart du monde crève. Après l’intermède pornographique, l’attention aux autres reprendrait-elle ses droits « dans le présent et l’éternel » ?