Très reconnue dans le pays où elle est née en 1941, le Québec, France Théoret l’est bien peu en France. Son nouveau roman, qui paraît cette semaine au Québec, donne un exemple éclatant de la force féministe d’une œuvre qui n’ignore pas les ambiguïtés et les nuances de la vie intérieure de ses personnages. Pour En attendant Nadeau, l’écrivain·e Kev Lambert (prix Médicis 2023 pour Que notre joie demeure) a lu Zoé Rose.
En 1970, France Théoret, alors âgée de 28 ans, n’a encore fait paraître aucun livre. Des textes en revue, des critiques, des poèmes, oui, mais il faudra attendre sept ans pour lire son premier recueil, Bloody Mary (à lire aux éditions Typo). Or cette année-là, quelques jours après la tenue de la mythique Nuit de la poésie, en pleine période de ferveur nationaliste au Québec, la jeune femme signe, avec d’autres artistes, un article dénonçant la tenue de l’événement : « La poésie à quatre pattes ».
Cette Nuit de la poésie, immortalisée dans un film par Jean-Claude Labrecque et Jean-Pierre Masse, est devenue depuis un véritable lieu de mémoire de la littérature québécoise – avec sa part inévitable de nostalgie, d’idéalisation et de manipulation. Tous les poètes de l’époque y sont. Dans le journal La Presse, France Théoret et son « Groupe d’études théoriques », rares voix dissonantes, écrivent : « En faisant ainsi passer la nation pour le peuple, on fait passer les nationalistes pour des libérateurs du peuple. Mais on s’interdit, par la même occasion, de faire une poésie vraiment populaire, c’est-à-dire impersonnelle, critique et révolutionnaire, on s’interdit tout simplement de faire de la poésie. »
Ce décalage premier est à l’image du parcours littéraire de France Théoret, mauvaise conscience révolutionnaire, impersonnelle, de la littérature québécoise, qu’elle observe de loin comme un augure, regardant passer les livres, les idées, les discours, qu’elle ausculte et juge. Lire Théoret, pour la citer parlant de Josée Yvon, « rend indifférent, voire hostile, à beaucoup de livres ». Elle « écrit au noir », « entre la raison et la déraison », pour citer les titres de ses propres livres. Féministe, revenant sans cesse à la violence des inégalités sociales et économiques, son engagement s’est toujours fait sous le signe de ce qu’elle appelle la négativité : tout ce qui échappe à la raison patriarcale, à la « raison raisonnante » dont parle Hélène Cixous (Manhattan, Galilée, 2002), ce continent noir de savoirs instinctifs, de leçons inconscientes, délirantes, immaîtrisables ou monstrueuses qui furent associés au féminin : « Ce n’est pas par naïveté que j’écris la négativité, la pulsion, la déraison, le préverbal, plutôt par nécessité de faire émerger ce qui a été refoulé de l’histoire patriarcale. » Au sujet de ces années 1970, sur lesquelles elle revient près de cinquante ans plus tard dans l’autobiographique La forêt des signes (éditions du Remue-ménage, 2021), France Théoret raconte: « Les années 1970, perçues dans l’ensemble, étaient joyeuses. Éclatées. Ce que j’écrivais était négatif, la négativité, les crimes sexuels contre les femmes, contre leur libération. J’étais une contestataire de la contestation, une marginale de la marge. » Dix ans plus tôt, elle affirmait déjà dans Écrits au noir (éditions du Remue-ménage, 2009) : « Je suis venue à l’écriture par mes lectures passionnées d’Antonin Artaud et de Claude Gauvreau. Ma fidélité aux écrivains marginaux demeure. »
Il y a un versant positif au travail de cette marginale de la marge, la lumière qu’on peut percevoir sans ouvrir ses livres. Celle qui se laisse deviner dans le nombre d’ouvrages publiés (plus d’une trentaine), les reconnaissances reçues (le prix Athanase-David en 2012), les aventures artistiques et intellectuelles marquantes (le théâtre collectif de La nef des sorcières, le projet féministe La Théorie, un dimanche, les revues fondées ou dirigées, La Barre du jour, Les Têtes de pioche, Spirale). Mais il faut plonger dans l’écriture de France Théoret pour mesurer l’ampleur de « l’œuvre au noir, secrète et en progrès » (Écrits au noir), la profondeur et la richesse de ses ténèbres, l’efficacité de ses « stratégies de vertige », titre de l’essai de que l’écrivaine et chercheuse Louise Dupré lui a consacré, ainsi qu’à Nicole Brossard et Madeleine Gagnon (éditions du Remue-ménage, 1988).
Le roman Zoé Rose, qui paraît au Québec chez VLB Éditeur (Théoret est une infidèle, qui a presque autant d’éditeurs que de livres), prouve encore la pertinence et la force de son style. Le roman s’inscrit dans un moment faste de sa carrière : dans les dernières années, l’écrivaine a publié de grands livres coup sur coup – « grands » à sa manière, c’est-à-dire courts, secs, directs, renversants. Zoé Rose est une jeune étudiante en histoire de l’art, originaire d’une banlieue pauvre, installée à Montréal pour ses études. La temporalité du roman est floue, mais on devine que le récit se déroule pendant les années 1990 et 2000. Zoé enchaîne les petits boulots pour gagner sa vie, payer ses études supérieures. Menée par une soif de savoir, elle cherche quelque chose de plus grand qu’elle-même, sans savoir exactement quoi. Dans une novella de Va et nous venge (Leméac, 2015), Zoé apparaissait déjà, décrite comme « une femme douée, il n’y a aucun doute. C’est nettement insuffisant,ajoutait Théoret, au-dessous de tout pour prendre la parole en son nom ». Cette parole fragile flanche devant les assertions d’une amie professeure d’université, d’un grand spécialiste du domaine, ou de Thomas, un amant étudiant en littérature : « Il n’y avait pour Thomas aucune autre réalité que lui-même. »
L’œuvre de Théoret s’intéresse à l’aliénation des femmes, à l’identité fracturée par la domination patriarcale. Zoé Rose est dans la veine des grands personnages de l’auteure ; à proprement parler, à peine un personnage, tant son intériorité est incertaine, indéfinie. Zoé Rose est ce que Chloé Delaume a appelé dans un de ses livres « une femme avec personne dedans » (Seuil, 2012), et l’écriture, avec son discours indirect libre indécidable, semble coller à sa subjectivité sans qu’on sache si Zoé pense ce qui est écrit, ou si elle est traversée par la parole des autres. Le texte enchaîne les affirmations autoritaires, acérées. D’un point de vue psychologique ou réaliste, Zoé Rose ne peut pas toujours penser ce que son discours intérieur formule ; un jugement extérieur, étranger, apparaît et contamine « sa » voix. « Il y avait en elle des forces contraires à sa volonté. Des élans d’une extrême violence. »
L’œuvre de Théoret ne s’inscrit pas dans une recherche d’agentivité féminine dans la fiction, ou de modèles libres et indépendants, comme a pu la prôner une partie de la critique féministe. L’autrice s’intéresse à tout ce qui est dés-identitaire dans la subjectivité, aux différentes voix, croyances, discours exogènes qui façonnent les êtres. Zoé Rose répète et ressasse, elle a quelque chose de l’acétate, on projette, on écrit sur elle. « Zoé est une femme du silence, qui a l’obligation de parler. » Et l’écriture de Théoret, tranchante, décortique son personnage jusqu’à mettre en péril son unité subjective. L’autrice écrit ce qui fracture le « moi », le dissémine – l’écriture apparaît ici comme un dispositif capable de capter tout ce qui empêche le personnage féminin d’accéder à une identité pleine, consciente, de devenir sujet. « Elle a élu, pour ou contre elle-même, elle ne le sait pas, la chose indéfinie. » Il y a chez Théoret une attention quasi butlérienne à ce qui constitue le féminin comme valeur sociale et historique, mais aussi à ce qui achoppe dans les processus de subjectivation. Il se peut, se dit-on en la lisant, que les femmes soient empêchées dans l’expression de leur identité – il se peut aussi que le type d’identité réaliste, personnel, psychologisant, soit un leurre, étranger au travail de Théoret. Les appartenances sociales n’offrent pas d’assise claire permettant de se définir : « Des faux-semblants, des excentricités, des bizarreries, des modes d’identification à des groupes d’appartenance, il existait une infinité de mauvaises décisions. »
La dissémination subjective est ambivalente : à la fois mode de résistance (Zoé se tait pour abandonner les autres à leur bêtise paternaliste, le discours des personnages secondaires se noie dans les lieux communs) et tragédie, souffrance pour Zoé Rose. Cette ambivalence est pleinement question de style – un style fabriqué de haute lutte, défini, unique en français. « Si la liberté se trouve dans le style, faut-il savoir qui on est ? » On y reconnaît un peu de Joan Didion romancière (Play It as It Lays), beaucoup d’Elfriede Jelinek (Jackie). Ses phrases courtes, impitoyables, au présent, ont l’allure d’aphorismes flous : des slogans de démissions. On pourrait parler de froideur, mais le livre est touchant. De distance, mais la focalisation colle à Zoé Rose. Pour décrire la manière de Théoret, on pourrait dire, avec les mots du livre : « Les discours incisifs et laconiques étaient captivants, laissaient apercevoir une source impressionnante, enfouie, d’où jaillissait la rareté des mots sombres. » On est à la troisième personne, mais on doute presque que le concept de « personne » soit encore pertinent, comme si le texte était écrit à partir d’un regard interne-externe cruel et dur – le « surmoi » de la psychanalyse : « Zoé se voyait se voir. Dédoublée. Elle disait sans le justifier : je suis un surmoi sur deux jambes. »
Théoret, de livre en livre depuis près de cinquante ans, affine sa manière sans la changer radicalement. Son premier recueil, Bloody Mary, début fulgurant, s’ouvrait sur un vers qui s’applique à Zoé Rose : « Le regard du dedans furieusement tue ». Le regard du dedans, personnel, est à la fois étouffé, tu, et il « tue » son sujet par sa fureur. Toute l’ambivalence de l’écriture féministe de Théoret s’y trouve. L’autrice décortique les modalités sociales et culturelles du silence des femmes, tout en demeurant consciente des vertus politiques paradoxales de ce silence. « L’idée de mettre fin à l’anonymat crée un vertige. » Cette conscience est habitée par des éléments étrangers, impersonnels, parfois destructeurs : « Se savoir vue est intolérable, convie à la fragilité, à l’appel des sévices. » Les personnages de Théoret portent en elles un pouvoir de négation, d’annihilation. Le style traduit la recherche d’une langue capable d’exprimer l’aliénation d’un point de vue matériel, objectif, tout en donnant place à la fracture identitaire, vécue, qui en résulte. Le corps, comme un surplus de vérité, trouve difficilement sa place ici, Zoé Rose ne le comprend, ne l’accepte pas, s’en détache : « L’avenir de Zoé comporte l’obligation de vivre en société. Ce qui vient de soi-même n’a pas de corps. Tant de fois Zoé en a fait l’expérience. Dans le miroir, c’est entendu, elle se voit. Une fois sortie du miroir, elle perd la mémoire de ce qu’elle y a vu et redevient une forme impersonnelle. Une personne anonyme, c’est elle, une femme encore jeune. […] Zoé est impressionnée par la duplicité des miroirs ».
Cela donne des effets de lecture déroutants. Zoé Rose est truffé de contradictions. On peut croire que Zoé pense une chose, à un moment, puis lire le contraire (« Zoé ne ressasse pas de chagrins, ni de douleurs secrètes »). La protagoniste est plus souvent décrite par la négative. Et les phrases affirmatives, aux accents parfois théoriques, demeurent suspendues, comme s’il leur manquait des compléments (parfois un verbe transitif apparaît sans complément). On n’atteint jamais à une limpidité dans la description des phénomènes ou du personnage de Zoé Rose : « À chaque nouvelle étape, l’obscurité se recomposait. Zoé se retrouvait en zone trouble. Elle voulait que son passé, orienté par elle, soit le garant de son avenir. Mais une telle limpidité n’existait pas. »
Tout cela n’empêche pas Zoé Rose d’être saisie de certitudes, de moments de révolte. L’étudiante, devenue professeure d’histoire de l’art, est une idéaliste qui souhaite résister aux forces qui neutralisent la pensée. Le texte trouve une forme de clarté inattendue vers la fin, ce qui est étonnant et peut-être inédit chez Théoret : « Il faut quitter la menace du noir. […] L’idée du nouveau est absolue est nécessaire ». La possibilité de la libération vient par la littérature, l’art. Zoé possède des certitudes à un seul sujet : la pertinence sociale et artistique du manifeste automatiste Refus Global, écrit par Paul-Émile Borduas en 1948 et censuré par les autorités religieuses. Révoltée contre les spécialistes qui critiquent ce texte révolutionnaire, Zoé désire l’enseigner « ligne à ligne, un mot à la fois », en réactivant ses ferments de résistance, son « renouvellement émotif », ses « idées inapaisées », ses « rhizomes à vif », sa « matière explosive », plutôt qu’en les neutralisant. « Enseigner Refus Global est une extravagance, une telle joie » ; « Place à la magie ! Place aux mystères objectifs ! », y écrivait Borduas. Dans son cours d’université, Zoé Rose refuse de parler de la réception critique, ou du contexte de production, « elle ne va pas ensevelir la pensée de Borduas sous des informations périphériques ». Ses collègues approchent la littérature comme des évaluateurs, en pesant le bon et le mauvais, le juste et l’injuste. Zoé y voit un geste grave, un crime commis envers les œuvres de résistance, qu’en prétendant analyser on anesthésie. Elle enseigne avec passion, en ne masquant pas l’importance vitale du texte à ses yeux. « Le texte est vivant, il dure. Là réside la part intransmissible de l’expérience textuelle. »
Le dilemme « entre raison et déraison », central chez France Théoret, trouve peut-être dans Zoé Rose une résolution inédite. Un parti pris contre la mesure et le jugement, dans la transmission d’une passion déraisonnable : celle de la littérature. La défense de la passion, de l’instinct, de l’amour de l’art est tellement directe qu’on se demande s’il ne s’agit pas encore d’une ruse pour montrer l’aveuglément du personnage : « approcher ce texte ressemble à une autoanalyse ». Zoé Rose « renonce dès le départ à son esprit critique ». Son interprétation du Refus Global ressemble à un déplacement psychique : ce jugement qui la tue, contre lequel elle n’arrive pas à se révolter, elle refuse de l’appliquer au manifeste, dont elle prolonge la passion révoltée. « Zoé dit qu’il faut défendre ce qu’on aime de la culture. Intégralement. »
Kev Lambert est écrivain•e. Dernier titre paru : Que notre joie demeure (Le Nouvel Attila, 2023)